L'INVENTION DU LIVRE

Mallarmé rêva toute sa vie d'écrire le Livre. Un livre total, contenant tous les livres, infiniment polysémique. L'œuvre de Patrick Corillon, où se rencontrent le récit et l'image, se déploie un peu à la façon de ce livre de tous les possibles. Chacune de ses œuvres s'inaugure dans un texte, embrayeur de l'imaginaire et de la forme. Qu'il s'agisse du comportement étrange de papillons ou de lézards, de biographies saugrenues de personnages célèbres ou inventés, le récit se présente toujours sur le ton sentencieux de l'assertion scientifique : c'est ici le botaniste ou le biographe attitré qui parle : la source de parole est légalisée pour rendre le récit crédible.

Mais cette juridiction du verbe est aussitôt fissurée dans l'imaginaire : qui sont ces Silmovins, ces lézards fascinés par l'écriture et qui s'arrêtent en fin de mot, sur des inscriptions gravées dans la pierre, « profitant de la mauvaise connaissance de l'orthographe pour passer inaperçus » ? Sur un arbre, un texte énonce dans une boîte grillagée cette existence farfelue. Le spectateur le lit pour se trouver aussitôt renvoyé dans son propre espace, à la perception des pierres autour de lui auxquelles ces sauriens rupestres inoculent leur hypothétique existence. La réalité y perd son latin : le récit bifurque dans le lieu « c'est ici que… » pour y impliquer son lecteur. Tout est métonymie, contagion irrésistible du signe.

Patrick Corillon s'ingénie de la sorte à pervertir les espaces publics (parcs, jardins) dans lesquels ces « histoires » s'intègrent tout naturellement, ou encore les espaces d'exposition. Le récit prend ancrage dans une galerie pour y subvertir la perception codifiée du lieu. « Les Souvenirs d'Oskar Serti » (1990) sont un enregistre
ment radiophonique de l'écrivain, donné à entendre grâce à un walkman. Chaque histoire renvoie à un acteur inerte, le « mur », qui reporte, à son tour, l'auditeur à la perception du mur de la galerie où des plaques décoratives « cartographient » l'histoire.

Le visiteur voyage, sans césure, de l'espace du récit à l'espace physique qui est le sien, à travers un dispositif, sonore et visuel, qui suscite une itinérance géographique et mentale. Les souvenirs conservent leur circularité dans l'espace : les feuillets peuvent s'y envoler et la matière sonore de la bande magnétique y circule, tandis que les dates et repères « historiques » sont juste là comme indicateurs de vérité, brouillant au bout du compte la référence. Ces histoires se présentent toujours sous une forme mobile : accrochés à un socle ou un arbre, les feuillets simulent une présentation didactique et peuvent être portés par le spectateur. Nulle pétrification de la forme, mais son ouverture à l'histoire qui se joue, dans le présent, avec le spectateur.

L'ouvre se donne dans un statut paradoxal d' hypothèse, toujours dans son incomplétude : telles ces graines de plantes qui ne parviennent pas à pousser et d'où ne germe que le nom, ces blocs ou charpentes, éternellement en attente, destinés à la taille du buste d'un personnage. Jamais la forme ne se clôture, peut-être parce qu'elle se réfère elle-même à une fiction, celle du récit. Par dérision, elle revêt un tour décoratif, comme si la représentation faisait l'aveu de son impuissance. Au contraire du déterminisme des objets chez beaucoup d'artistes actuels, qui les surcodent, puis les font éclater dans une soi-disant polysémie, Corillon veille à articuler toutes les voies exploratoires entre le récit, l'image et l'espace. Ses énoncés pseudo-scientifiques, ses récits biographiques jouent avec les conventions et les protocoles du langage pour mieux les miner. De même, le télescopage des époques, la torsion des espaces, littéraire et physique, placent le spectateur dans l'inconfort du questionnement. L'auteur disparaît : chaque texte se présente en plusieurs langues : le processus de traduction absente le texte originel (en quelle langue a-t-il été écrit, nul ne peut le dire dès lors qu'il n'y a plus de fondation du sens). Dans le processus fictionnel de Corillon, les prête-noms, les hétéronymes, les faux auteurs pullulent… Le nom aux connotations slaves d'Oskar Serti le donne déjà pour un exilé : le nom propre est à l'image de l'errance du signe, et il s'écrit au sens où Barthes en parlait : on « déplie » un nom propre exactement comme on le fait d'un souvenir. De fait, tous ces noms se confondent avec leur biographie parcellaire, tournoient dans le carrousel des souvenirs qu'ils racontent. Et l'artiste est celui qui procède à la collection de ces souvenirs, assumant le rôle de l'enquêteur ( Une enquête sur Hubert D... Essayiste de Dunkerque) ou menant une autopsie biographique (Les Souvenirs d'Oskar Serti). L'artiste se pose en documentaliste, colligeant les souvenirs.

Corillon ne fait que rapporter une histoire que quelqu'un d'autre a déjà racontée avant lui÷: la narration se dédouble car l'ouvre d'art est aussi « doublure » et fabulation de la réalité. Le Livre, ce sont tous ces pseudos-énoncés, comptes rendus biographiques imaginaires qui transforment l'ouvre en réminiscence, trace, empreinte du temps, hypothèse, stance poétique. En réhabilitant la narration, Corillon parvient à la faire agir sur les données de l'espace et du temps qui gouvernent notre perception des choses. L'Auteur est une infinité d'auteurs qui composent une histoire dont nous sommes la trame fictive.
Si l'œuvre prend une apparence objective et neutre, la création de l'image (qui est au confluent du récit et de l'espace) est toujours au plus haut point sensorielle, parcourue de parfums, de tactilité, de clairs-obscurs, mais aussi toujours évanescente, au bord de la disparition. Comme cette tache de moisissure en trompe-l'oeil peinte sur un mur qui, chaque jour, prend une forme différente pour être effacée à la fin par le narrateur, l'ouvre est ce secret, cette présence toujours voilée, cette « image dans le tapis » de Henry James.

Marie-Ange Brayer
Signes de Belgique