HÉTÉRONYMES À SUIVRE..

Conteur et troubadour des temps modernes, Patrick Corilton a des affinités avec Borges et le poète portugais Fernando Pessoa qui n'a eu de cesse de propager des personnages fictifs, des amis, des connaissances, engendrés par le texte, en leur construisant des vies propres et en entretenant avec eux d'étroites relations. « ... Je me souviens d'avoir construit mentalement apparence extérieure, comportement, caractère et histoire — plusieurs personnages imaginaires qui étaient pour moi aussi visibles et qui m'appartenaient autant que les choses nées de ce que nous appelons, parfois abusivement, la vie réelle. »

Ainsi Patrick Corillon a lui-même créé une dizaine de personnages qui évoluent d'exposition en exposition à travers d'infimes bribes de leurs biographies. A l'origine, il ne dévoilait pas leur identité, c'était au spectateur de compléter leurs initiales en imaginant un nom propre. Depuis 1988, l'artiste bouleverse les données en sortant d'emblée de l'anonymat des personnages fictifs d'une autre époque, aux noms à consonance étrangère : Oskar Serti, écrivain hongrois, né en 1881 et mort en 1959, le professeur Wierzel, scientifique, Marina Morovna, poète… À l'instar d'un grand reporter, Patrick Corillon joue sur la figure de l'artiste qui voyage pour réaliser des expositions et relate des épisodes de situations aventureuses propres à chacun des personnages invités. Image de l'art comme aventure, comme risque. Référence aux mondes que l'on se crée dans l'enfance.

Mais pourquoi convoquer la fiction dans cette architecture de jeux de rôles ? Peut-être d'abord comme moyen de réagir à /in situ, en maintenant le spectateur dans un suspens à la Hitchcock. Impossible de présager de la suite. D'étape en étape, les personnages rebondissent et connaissent des rôles différents, pouvant être abordés à n'importe quel moment ou endroit, comme dans les séries TV, les bandes dessinées d'Hergé dont les héros n'imposent aucune lecture chronologique. Métaphore non sans saveur de l'ouvre. Une oeuvre qui, à l'opposé des stratégies du monde d'aujourd'hui, ne se dévoile que progressivement, pudiquement, sans livrer la moindre mage. Une oeuvre ouverte, au sens qu'Umberto Eco donne à ce mot, une oeuvre qui n'en finit pas, un hypertexte qui s'ouvre à l'infini. Mais une oeuvre à côté de laquelle on peut passer sans la voir tant elle se fond dans le contexte où elle apparaît et où la lecture, le texte, devient le code d'accès obligatoire à son apparition
Plaques émaillées, bornes, tableaux d'information, cartels… Patrick Corillon investit l'écriture standard propre à ces lieux. Un style administratif, officiel, scientifique, celui de l'étude des comportements et émettant des hypothèses, celui qui enregistre la mémoire du monde et la commémore. C'est une manière contemporaine et juste d'envisager le lieu. Le lieu comme fiction de tous les possibles avec un ancrage dans la réalité. Une attitude qui prend sa source dans l'art conceptuel nonobstant l'analyse sociologique ou le statement, en réintroduisant un aspect jubilatoire.

Loin d'être des canulars ou des supercheries destinés à déstabiliser, les anecdotes, les moments les plus insignifiants de la vie quotidienne des différents personnages que livre Patrick Corillon s'ancrent toujours dans les lieux où ils prennent naissance. La fiction est pour l'artiste un postulat de la réalité, non une fuite du réel mais une stratégie pour s'en approcher au plus près. Une méthode d'investigation.

« Le langage possède et est possédé », note Georges Steiner, par la dynamique de la fiction. Parler, que ce soit à soi-même ou à autrui, c'est, au sens le plus immédiat et le plus rigoureux de cette banalité insondable, inventer, et réinventer l'être et le monde. Une vérité formulée est d'un point de vue ontologique et logique, « une fiction vraie », l'étymologie de « fictio » nous renvoyant tout de suite à  «création 2 ». Chaque texte, comme chaque langue ou forme de langage parle du monde à sa façon. Patrick Corillon rappelle qu'il n'y pas de langage sans fiction, comme il n'y pas de perception sans langage. Les mots permettent de révéler le monde, de l'organiser, de le faire exister, de le voir. Une mise à distance du réel comme le sont ses personnages, intermédiaires qui agissent non à sa place mais comme « loupe » sur la réalité, comme il le dit lui-même. Des points de vue. La fiction comme oeuvre et l'ouvre comme fiction est un chemin pour se rapprocher, pour parler du réel ou de la fiction devenue réalité. Pouvoir passer de l'un à l'autre, de la deuxième à la troisième dimension comme chez Mary Poppins. Patrick Corillon renvoie mine de rien le spectateur à son rôle actif de lecteur de l'art contemporain depuis Duchamp. Celui d'acteur qui donne vie à l'ouvre. Le texte est envisagé, à l'instar d'une salle de cinéma ou de théâtre, comme un dispositif immédiat pour rentrer vierge et disponible dans l'histoire. À l'inverse du mouvement du monde contemporain qui déverse une suite infinie d'images célibataires et précaires, des images péremptoires, Patrick Corillon formule à chaque fois un écran d'images mentales pour tout un chacun avec ses anecdotes. Rendre visible l'invisible, faire son propre cinéma, voilà ce à quoi l'artiste nous convoque. Mais à qui sait lire, à qui sait voir. A suivre…


Jérôme Sans
Galeries Magazine, n° 53, février-mars 1993
1 Fernando Pessoa, Sur les Hétéronymes, éditions Unes, Le Muy, page 23.
2 Georges Steiner, Réelles Présences, éditions Gallimard, 1989, Paris, page 80.