MANCA L’AUTORE

La parole incarnée

Les jardins, les bois, les parcs sont, pour les personnages un peu désuets et passablement romantiques qu'invente Patrick Corillon – ou qu'il retrouve dans sa mémoire – des lieux idéaux. La nature exalte en eux des désirs qui semblent avoir été longtemps étouffés ; elle trouble leurs sens et réveille leurs appétits amoureux ; elle aiguise leur perception des choses en leur donnant une poésie insoupçonnée.
Ainsi, dans une œuvre installée à Liège en 1987, Patrick Corillon évoque la violence des ébats du poète Edgar Allan Poe qui, en cet endroit, la nuit de ses noces, attacha sa femme au tronc d'un jeune saule. Quelques années plus tard, il imagine qu'un certain professeur B… retrouve à Jouy-en-Josas, et plus précisément dans le Bois de la Cour Roland, la trace d'un couple d'amants célèbres, Victor Hugo et Juliette Drouet. Quant à Oskar Serti, dont Corillon nous conte les aventures depuis plusieurs années, c'est sur l'Ile de Miliau, au large de la Bretagne, qu'il vint tenter de surmonter la douleur causée par une récente rupture amoureuse, au cours du printemps 1921.
Nous retrouvons ce même Oskar Serti dans le parc de La Courneuve seize années plus tard. En cette année 1937, l'humeur n'est plus à la bagatelle. L'identité du lieu où se déroule chaque année la "Fête de l'Humanité" a suggéré à Patrick Corillon, en effet, une fiction inspirée par un thème grave : la montée du totalitarisme. Car le personnage d'Oskar Serti auquel le musicien hongrois Bela Bartok pourrait avoir servi de vague modèle, ne pouvait bien entendu, lui, l'écrivain venu de l'Est, rester indifférent à cette histoire, à cette mémoire du parc.
Le voici donc, quelques jours après le bombardement de Guernica, juché sur un podium de fortune, en train d'haranguer les promeneurs et de les exhorter à lutter contre la bête immonde dont il sent la menace planer sur l'Europe. Le caractère des lieux, visiblement, exerce sur lui son emprise. Est-ce la qualité de l'air, est-ce l'immensité du ciel, est-ce l’éclat de la végétation, tout cela ajouté au sentiment qu'il a de sa mission, qui excite ainsi son esprit ?
Patrick Corillon ne le précisera pas. A chacun de compléter son récit, de lui adjoindre des épisodes, de se l'approprier. L’œuvre qu'il nous présente n'est que le fragment d'un univers plus vaste qui, comme la vérité, n'appartient à personne. Croire le contraire, pense sans doute l'artiste, peut avoir des conséquences dramatiques. Il le dit entre les lignes, par la voix de ce "citoyen du monde", natif, comme lui, d'un pays trop petit pour satisfaire son insatiable envie de communiquer avec ses semblables. Selon la manière qu'on aura d'entrer dans la narration proposée, d'y confronter sa propre réalité, on pourra saisir, dans la mise en garde d'Oskar Serti à La Courneuve un écho plus ou moins lointain des inquiétudes que suscitent les événements du monde actuel chez Patrick Corillon. Le martyr de la bourgade de Guernica ne rappelle-t-il pas certains épisodes du conflit de l'ex-Yougoslavie? Et l'excitation qui enflamme les discours du héros n'est-elle pas à rapprocher de l'émotion sous le coup de laquelle Picasso réalisa son tableau ?
Rimbaud écrivait : "Je est un autre". De son côté, Freud nous enseigne que la vérité ne peut être dévoilée qu'à travers une fiction. Importance de l'imaginaire. Importance de la parole qui s'incarne. De la parole qui est, comme ici, capable de produire des fruits bien réels, tout autour des cageots sur lesquels s'est hissé cet homme auquel vous seul pouvez donner un visage…