La sémiotique de Peirce

Par Nicole Everaert-Desmedt
Professeure, Facultés universitaires Saint-Louis, Bruxelles
everaert@fusl.ac.be

1. RÉSUMÉ

PEIRCE

On décrit la production et l'interprétation d'une œuvre d'art dans le cadre de la théorie de Peirce. La production d'une œuvre suit un processus abductif parallèle à celui de la recherche scientifique et s'inscrit dans l'évolution de l'univers. L'objectif d'une œuvre d'art est de capter la priméité, en la rendant intelligible. Lorsque le travail de l'artiste est terminé, son œuvre continue à se développer en s'ouvrant aux interprétations. L'interprétation d'une œuvre met le récepteur sur la voie d'une pensée iconique, qui parvient à saisir une qualité totale, une icône pure.

Ce texte peut être reproduit à des fins non commerciales, en autant que la référence complète est donnée :
Nicole Everaert-Desmedt (2011), « L'esthétique d'après Peirce », dans Louis Hébert (dir.), Signo [en ligne], Rimouski (Québec), http://www.signosemio.com.

2. THÉORIE

2.1. LA PRODUCTION D'UNE ŒUVRE D'ART

Peirce a peu écrit sur l'art. Mais Anderson (1987) montre qu'on peut trouver dans le système peircien une théorie implicite de la créativité artistique, en établissant un double parallélisme, d'une part avec la créativité scientifique, et d'autre part avec l'évolution créative divine.

2.1.1. LA CRÉATIVITÉ ARTISTIQUE ET LA RECHERCHE SCIENTIFIQUE

Dans le classement des sciences selon Peirce (1931-1935 : 5.121), l'esthétique appartient au même groupe que la logique (sciences normatives). Or, dans la logique, Peirce décrit comment les chercheurs doivent travailler pour faire avancer la connaissance. Donc, parallèlement, l'esthétique devrait décrire la façon dont un artiste doit accomplir son travail. Dans les deux cas, il s'agit d'un processus cognitif, au cours duquel l'abduction joue un rôle central.

2.1.1.1. L'ABDUCTION DANS LA RECHERCHE SCIENTIFIQUE

Nous pouvons décomposer de la façon suivante le processus de la recherche scientifique selon Peirce :

1. La première phase est celle de l'étonnement : le chercheur se trouve devant un fait surprenant qui trouble son état de croyance.
2. Il fait alors une abduction, c'est-à-dire qu'il formule une hypothèse susceptible d'expliquer ce fait.
3. Il applique ensuite cette hypothèse par déduction, il en tire toutes les conséquences nécessaires, qui seront testées.
4. Enfin, par une sorte d'induction, c'est-à-dire de généralisation à partir d'un certain nombre de tests positifs, il considère que les résultats vérifient l'hypothèse, jusqu'à preuve du contraire.

2.1.1.2. L'ABDUCTION DANS LA PRODUCTION D'UNE ŒUVRE D'ART

Nous pouvons adapter le processus de la recherche scientifique à celui de la production d'une œuvre d'art :

1. Au départ, l'artiste éprouve un trouble, causé, non par un fait surprenant, mais par un sentiment inquiétant. Il est plongé dans la priméité, dans un chaos de qualités de sentiments (« qualities of feeling », Peirce, 1931-1935 : 1.43) ; il éprouve un sentiment qui semble approprié, mais n'a pas d'objet auquel il est approprié. C'est comme dans le cas d'un sentiment de « déjà vu », explique Peirce. C'est comme lorsque nous rencontrons une personne, que nous avons l'impression d'avoir déjà rencontrée, mais nous ne savons plus où, ni quand nous l'aurions rencontrée, ni qui est cette personne. Le sentiment de reconnaissance que nous éprouvons alors nous semble approprié, sans avoir d'objet auquel il est approprié.
2. La production de l'œuvre commence par une abduction. Mais, alors que l'abduction scientifique consiste à formuler une hypothèse comme solution à un problème conceptuel, l'abduction ou hypothèse artistique consiste plutôt à essayer de formuler le problème, à « laisser venir » des qualités de sentiment, à essayer de les capter, de les « penser », à les considérer comme appropriées.
3. Ensuite, par une sorte de déduction, l'artiste projette son hypothèse dans son œuvre, c'est-à-dire qu'il va présenter les qualités de sentiment en les mettant en forme, en les incarnant dans un objet auquel elles pourraient être appropriées. Ainsi, en construisant cet objet auquel les qualités de sentiment seraient appropriées, l'œuvre d'art crée son propre référent, elle est auto-référentielle. La projection permet de clarifier l'hypothèse qui est vague au départ, de la préciser, afin qu'elle puisse ensuite être « testée » par induction.
4. La dernière étape est une induction : le jugement de l'artiste sur son œuvre. Comment l'artiste peut-il tester la valeur de sa création ? Pas du tout par rapport à une réalité extérieure, puisqu'une œuvre d'art est auto-référentielle, mais par rapport à elle-même. Une œuvre est auto-adéquate lorsqu'elle se présente elle-même comme un sentiment raisonnable, lorsqu'elle rend intelligible une qualité de sentiment synthétisée (Peirce, 1931-1935 : 5.132).
Une œuvre d'art n'est pas nécessairement « belle » dans le sens traditionnel. Pour définir l'idéal esthétique, Peirce remplace la notion de « beauté » par le terme grec « kalos », c'est-à-dire l'admirable en soi, qui correspond, pour Peirce (1931-1932 : 1.615), à la présentation d'un sentiment raisonnable.
La fonction d'une œuvre d'art est de rendre intelligibles des qualités de sentiment. Or, rendre intelligible nécessite l'intervention de la tiercéité, l'usage de signes ; mais, puisque les qualités de sentiment se situent à un niveau de priméité, elles ne peuvent être exprimées qu'au moyen de signes iconiques (signes qui renvoient à leur objet à un niveau de priméité : voir le chapitre sur la sémiotique de Peirce). L'œuvre est donc un signe iconique, que Peirce (1931-1935 : 2.276) appelle aussi une hypoicône.

REMARQUE : HYPOICÔNE

Peirce introduit le terme de « hypoicône » pour distinguer le signe iconique de l'icône pure. L'icône pure relève pleinement de la priméité ; elle ne peut être qu'une image mentale, une possibilité non matérialisable. Lorsqu'une icône se matérialise, elle devient un signe, donc de l'ordre de la tiercéité, même si le renvoi à l'objet se fait à un niveau de priméité, créant un effet de similarité.

Nous résumons, dans le tableau suivant, le processus de production d'une œuvre d'art, tel que nous venons de le décrire.
Production de l'œuvre

2.1.2. LA CRÉATIVITÉ ARTISTIQUE ET L'ÉVOLUTION DE L'UNIVERS

Une œuvre d'art est donc un signe iconique qui rend intelligibles des qualités de sentiment. Cependant, l'incarnation des qualités de sentiment dans une œuvre n'est jamais totale, l'intelligibilité n'est jamais achevée. Pas plus que l'évolution de l'univers. C'est ici qu'intervient le second parallélisme étudié par Anderson (1987), entre la créativité artistique et l'évolution cosmologique.

2.1.2.1. L'ÉVOLUTION COSMOLOQIQUE

Tout en critiquant le dogmatisme religieux, qui constitue un obstacle à la recherche scientifique, Peirce affirme sa foi en la réalité de Dieu. Selon Peirce (1931-1935 : 6.505), Dieu n'a pas créé l'univers en une semaine, mais il est toujours en train de le créer, et il n'aura jamais fini. Peirce (1931-1935 : 1.362) distingue trois étapes dans l'évolution cosmologique :
La première étape de l'évolution se situe dans un passé infini : c'est le chaos de la priméité pure, le vague, l'absence totale de régularité.
La troisième étape se situe dans un futur infini : c'est la secondéité, la fixité du fait accompli, donc la mort (« dead matter », dit Peirce, 1931-1935 : 6.201) ; c'est le triomphe total de la loi, l'absence totale de spontanéité, l'état final d'un univers complètement évolué.
Nous sommes dans le temps, donc dans la seconde étape de l'évolution cosmologique, celle de la tiercéité, caractérisée à la fois par de la régularité (des lois) et de la diversité (de la spontanéité, de la « chance »). Au fur et à mesure de l'évolution de l'univers, les lois ou les habitudes se développent, deviennent de plus en plus régulières. Ce qui était spontanéité à l'origine se transforme en loi. Mais de nouvelles spontanéités ne cessent d'apparaître, et augmentent la variété du monde (Peirce, 1931-1935 : 6.101).
L'univers n'aboutira jamais à la troisième étape de l'évolution cosmologique (celle où Dieu serait complètement révélé, donc mort) car, selon Peirce (1931-1935 : 6.148), « la loi de l'esprit ne peut pas être auto-destructive ». Le monde de Peirce ne peut jamais se cristalliser totalement, il ne peut pas atteindre une fin des fins. L'objectif de Dieu, son « telos », n'est donc pas la raison absolue, mais la croissance elle-même du caractère raisonnable (Anderson, 1987 : 119-120).

2.1.2.2. L'ACTIVITÉ CRÉATIVE DIVINE

Peirce présente Dieu comme un artiste, et l'univers comme une œuvre d'art. La description que Peirce donne de l'activité créative de Dieu pourrait s'appliquer, mutatis mutandis, à l'attitude de l'artiste. Dieu ne sait pas précisément ce qu'il va créer avant de le créer. Son objectif (son telos) est indéterminé. Au départ, devant le chaos initial, consistant en « une multitude infinie de sentiments non reliés » (Peirce, 1958 : 8.318), Dieu doit s'ouvrir à la variété des qualités. Il cherche une possibilité qui réponde potentiellement à son objectif de créer un « univers ». Ensuite, son activité consiste à donner existence à certaines qualités sous la forme de la secondéité, c'est-à-dire qu'il transforme la priméité en secondéité par le biais de la tiercéité (son telos). Dans le choix des qualités, un facteur de chance intervient : Dieu réalise ou réifie les qualités attirantes, mais il aurait pu être attiré par d'autres priméités, ou dans un autre ordre. L'attitude de Dieu qui contrôle sa création se caractérise par l'agapè, ou amour évolutionnaire : Dieu permet aux qualités attractives qu'il actualise de développer leur propre tiercéité. Dans son agapè, Dieu crée les hommes comme libres de créer à leur tour, donc de participer au développement de l'esprit (« mind ») universel.

2.1.2.3. L'ACTIVITÉ CRÉATIVE HUMAINE

L'homme crée comme Dieu crée. Tout comme Dieu incarne des qualités de sentiment en les rendant actuelles, l'artiste incarne des qualités de sentiment dans des œuvres d'art. Nous avons vu que, parallèlement à la recherche scientifique, la créativité artistique commence par une abduction, par laquelle l'artiste s'ouvre aux possibilités. Il exerce un contrôle cognitif sur des qualités de sentiment. Ce parallélisme avec la science se trouve renforcé par le parallélisme avec la créativité divine. Comme Dieu, l'artiste commence sa création avec un telos indéterminé : il veut créer quelque chose sans savoir précisément ce que ce sera. Son telos est délimité par l'apparition spontanée d'une qualité de sentiment. Commencé dans la spontanéité, la chance, le processus de création se poursuit sous le contrôle de l'artiste, dans l'agapè, c'est-à-dire l'amour de l'artiste pour son œuvre, qu'il laisse se développer (par déduction) jusqu'à sa propre perfection.

2.1.2.4. L'ŒUVRE OUVERTE

Lorsque l'artiste juge son travail terminé (étape d'induction), l'œuvre d'art est finie, mais elle n'est pas complète pour autant. Cette incomplétude ressort des deux parallélismes. En effet, d'une part, l'induction dans la recherche scientifique est incomplète, en deux sens. Elle est faillible : on peut toujours rencontrer un fait qui montre la fausseté de l'hypothèse. Et celle-ci peut se développer pour rendre compte de nouveaux faits qui seraient découverts. D'autre part, la création de Dieu est toujours incomplète : Dieu est toujours en train de créer, l'univers est toujours en développement. De même, une œuvre d'art est toujours incomplète : quand le travail de l'artiste est terminé, son œuvre reste ouverte, capable de croissance ; elle continue à se développer en s'ouvrant aux interprétations.
L'art rend intelligibles des qualités de sentiment par l'intermédiaire de signes iconiques. L'art est donc un moyen de connaissance, un moyen d'accroissement d'intelligibilité. Cependant, une œuvre d'art n'aboutira jamais à l'intelligibilité totale, qui serait la mort, la matière morte.

2.2. L'INTERPRÉTATION D'UNE ŒUVRE D'ART

En tant que signe, l'œuvre doit être interprétée, et cette interprétation nécessite, dit Peirce (1931-1935 : 5.113), une « sympathie intellectuelle ».
La réception d'une œuvre d'art n'est pas un sentiment (« feeling »), mais une cognition, une pensée. Cependant, il ne s'agit pas d'un raisonnement, mais d'une sorte de pensée à un niveau de priméité. Peirce cherchait un terme pour désigner la priméité de la pensée : « Pour exprimer la priméité de la tiercéité, le ton ou la nuance particulière de la médiation, nous n'avons pas de mot réellement bon : mentalité est peut-être aussi bon qu'un autre, aussi pauvre et inadéquat qu'il soit » (1931-1935 : 1.533).
Nous proposons d'appeler ce type de pensée : « pensée iconique ». C'est « la pensée qui voit » (Magritte), la pensée qui n'a d'autre objet que la pensée, qui parvient à « penser en ne pensant à rien », à atteindre le « Mystère » par la conciliation des contraires (dans l'œuvre de Magritte). Ou bien, pour citer un autre exemple que nous avons étudié (Everaert-Desmedt, 1997 et 2006), ce serait la pensée de l'immatériel, provoquée par la saturation de la matière dans les monochromes de Yves Klein... De façon générale, on pourrait dire qu'une pensée iconique est une pensée capable d'envisager une qualité infinie, qui est réelle sans pouvoir être réalisée.

2.3. CONCLUSION

L'objectif d'une œuvre d'art est de capter la priméité, en la rendant intelligible. La seule façon d'y parvenir est par l'intermédiaire de signes iconiques. Cependant, l'icône pure demeure irreprésentable, elle n'est pas matérialisable. Elle ne peut être que pensée, ou plutôt « vue en pensée », sentie en pensée, pensée iconiquement. L'œuvre d'art, par une construction de signes iconiques, conduit le récepteur à la pensée iconique.
Le récepteur modèle d'une œuvre d'art n'est pas un quelconque passant distrait. En effet, la réception d'une œuvre fait appel à la « sympathie intellectuelle », elle nécessite de l'attention, un processus cognitif. Le récepteur modèle est celui qui entre dans la logique de l'œuvre. C'est à cette condition que la réception peut réactiver et poursuivre le mouvement de la production : le mouvement d'accroissement d'intelligibilité de la priméité.

3. APPLICATION : UNE ŒUVRE DE PATRICK CORILLON

3.1. PRÉSENTATION DE L'ŒUVRE

Lors d'une exposition collective en plein air organisée à Luxembourg en 2001, Patrick Corillon a mis à la disposition des visiteurs des cannes équipées d'une carte électronique.
Cette œuvre est présentée sur le site de l'artiste (http ://www.corillon.org/). Pour une analyse plus développée, voir Everaert-Desmedt, 2005 et 2006.
Le visiteur parcourt donc l'exposition muni d'une de ces cannes et, à son retour, le préposé du musée enlève la carte électronique qui s'y trouve intégrée ; il l'introduit dans l'ordinateur, d'où ressort un dessin abstrait, censé représenter le parcours du visiteur.
Dessin du parcours de Nicole Everaert-Desmedt

Au verso de ce dessin, se trouve un texte de Patrick Corillon, dont il convient que le visiteur prenne connaissance pour entrer dans la logique de l'œuvre :
Depuis toujours, les hommes espèrent conserver le souvenir des paysages qu'ils ont traversés. Films, photos, cartes postales, gravures ou dessins originaux, chaque époque a connu sa technique.
Mais il n'a pas toujours été question que de paysages extérieurs. On raconte que, autrefois, les promeneurs se munissaient d'une canne dont l'embout était constitué d'une minuscule cage dans laquelle était retenu un scarabée. Dès le retour, on trempait les pattes du scarabée dans de l'encre, puis on le déposait sur une page blanche. Le scarabée, encore sous le choc de son voyage, effectuait un dessin censé être un fidèle écho des mouvements que le promeneur aurait donnés à sa canne au gré des pensées qui l'avaient accompagné durant son parcours.
Si, à l'heure actuelle, il n'est plus permis d'infliger de tels traitements aux animaux, les progrès en informatique nous permettent d'introduire au bout des cannes une minuscule carte électronique qui remplace aisément toutes les fonctions du scarabée...
Patrick Corillon

3.2. PRODUCTION DE L'ŒUVRE

Nous pouvons retracer le processus de production de cette œuvre, en suivant les étapes que nous avons dégagées :
1. Dans ce cas, les qualités de sentiment à capter sont celles qui accompagnent le promeneur pendant son parcours, son paysage intérieur.
2. Patrick Corillon fait l'hypothèse qu'une canne pourrait être un capteur adéquat. Le promeneur donne des mouvements à sa canne en fonction de son rythme, son humeur, ses émotions, au gré de ses pensées. Ses pensées se matérialisent en quelque sorte dans les mouvements donnés à la canne. Donc, si on pouvait enregistrer les mouvements de la canne, on obtiendrait une trace, un « souvenir à conserver », de ce paysage intérieur.
3. L'hypothèse est appliquée par déduction : un dispositif est mis en place pour enregistrer les mouvements de la canne, en adaptant un modèle pseudo-légendaire (l'histoire du scarabée).
4. Vient ensuite la vérification des résultats, par induction : un dessin, en format paysage, est imprimé d'après la carte électronique de chaque promeneur, et représente donc iconiquement son parcours.

3.3. INTERPRÉTATION DE L'ŒUVRE

L'œuvre de Patrick Corillon consiste à offrir à chaque visiteur le dispositif susceptible de faire de son propre parcours une expérience artistique. Ainsi, l'œuvre s'actualise par le parcours de chaque visiteur. Elle n'existe que par sa réception.
Encore faut-il que le visiteur accepte de jouer le jeu, avec la sympathie intellectuelle préconisée par Peirce. Une telle attitude est particulièrement nécessaire en ce qui concerne l'art contemporain, qui ne se présente pas, à première vue, « comme de l'art ».
L'œuvre n'est ni la canne, ni le papier imprimé. Les cannes proposées au choix des visiteurs sont toutes différentes. Chacune est un objet quelconque, non artistique, fait pour être utilisé fonctionnellement, pas du tout pour être contemplé. La canne n'est pas une œuvre d'art, pas plus que ne l'est la feuille sortant de l'imprimante. Lorsque le visiteur emporte son dessin au terme de sa visite, il n'emporte pas pour autant un morceau de l'œuvre. L'œuvre n'est donc pas circonscrite à un objet, mais il s'agit de ce qu'il est convenu d'appeler une « intervention artistique ».
En suivant Peirce (1931-1935 : 1.43), on peut distinguer trois catégories d'activités humaines : les activités artistiques, pratiques et scientifiques.
Cette distinction nous permettra de mieux saisir la spécificité artistique du parcours accompli par le visiteur. On pourrait en effet imaginer le même type de dispositif — une canne équipée d'un appareil enregistreur —, mais qui serait utilisé dans le cadre d'une activité pratique ou scientifique, et s'interroger sur les différences essentielles de ces activités par rapport à l'activité artistique.
Imaginons donc tout d'abord une canne enregistreuse utilisée « pratiquement ». Cette canne aura été conçue et construite par un technicien, et le marcheur l'utilise « en transparence », comme un outil, pour contrôler et améliorer ses performances physiques. Le compteur inséré dans la canne lui révèle, en fin de parcours, des résultats chronométriques : durée totale de son parcours, distance parcourue, rythme de marche variable selon le type de terrain et sa fatigue, etc. La canne est donc interprétée en fonction de l'action du marcheur (interprétant énergétique, selon Peirce). La canne aide le marcheur à se comporter efficacement dans le réel.
Imaginons à présent une recherche scientifique, par exemple une étude behavioriste qui se donnerait comme objectif de mesurer, au moyen d'une canne enregistreuse, l'impact de l'environnement sur les réactions psychosomatiques des individus. C'est l'expert qui définit les conditions de l'expérimentation : faire marcher avec la canne un échantillon représentatif d'individus dans un même paysage, puis les mêmes individus dans des paysages différents. Le marcheur, qui est un « cobaye », doit être inattentif ; ce n'est pas lui qui contrôle, ni l'usage de la canne, ni les résultats. Ceux-ci sont interprétés par l'expert, au moyen d'une formule mathématique (interprétant logique, selon Peirce). Une telle recherche, comme toute activité scientifique, viserait à accroître la connaissance des lois qui régissent le réel.
Revenons au parcours effectué par le visiteur avec le dispositif mis en place par l'artiste. Il se différencie des deux cas imaginés (pratique et scientifique), à la fois par le contrat établi entre le concepteur du dispositif et son utilisateur, par le but de l'activité, son niveau d'interprétation et son rapport au réel. C'est l'artiste qui définit les conditions de l'expérience, et le visiteur doit y être attentif. Son attention est nécessaire au but même de l'expérience : capter des qualités de sentiment. C'est le visiteur lui-même qui interprète son expérience, et son interprétation se situe à un niveau émotionnel. Elle se fait au moyen d'une fiction ou d'une métaphore. En effet, lorsque, en fin de parcours, le visiteur reçoit une feuille où se trouve imprimée une image abstraite, il ne reçoit aucun code lui permettant de déchiffrer cette image. Seule la fiction, écrite au verso, lui sert d'interprétant : elle lui suggère que l'image est celle de son paysage intérieur. Cette image serait la transcription kynésique-graphique de ses pensées, le signe indiciel-iconique du paysage mental qu'il a parcouru pendant sa promenade-visite de l'exposition. La clef d'interprétation fictionnelle contribue à enrichir le réel du visiteur en y introduisant du possible.
Nous résumons, dans le tableau suivant, notre comparaison des trois types d'activités.
Art, pratique et science

  Art Pratique Science
Contrat
artiste
définit les conditions
visiteur
doit être attentif
technicien
construit l'outil
utilisateur
se sert adéquatement de l'outil
expert
définit les conditions
cobaye
doit être inattentif
But
capter
des qualités de
sentiment
améliorer
des performances
mesurer
les phénomènes
Interprétant
émotionnel
fiction-métaphore
(interprétation par
le visiteur)
énergétique
action
(interprétation par l'utilisateur)
logique
formule mathématique
(interprétation par
l'expert)
Rapport au réel
enrichir le réel en y introduisant du
possible
se comporter efficacement dans le
réel
connaître les
lois
qui régissent le réel

 


3.4. CONCLUSION

Le dispositif proposé par Patrick Corillon vise à transformer en expérience artistique le parcours effectué par le visiteur. Cette intervention pose inévitablement la question de ce qu'est l'art. En effet, une œuvre d'art « classique » (un tableau, une sculpture) nous est donnée a priori comme telle et n'exige aucun questionnement préalable sur son statut : elle appartient de facto au domaine artistique. Son interprétation relève donc naturellement d'une activité artistique. Tandis que parcourir est une activité quotidienne : chaque jour, nous accomplissons des trajets déterminés (dans la maison, sur le chemin du travail, etc.). Le parcours — même celui qui consiste à visiter une exposition d'œuvres d'art —- relève de facto d'une activité pratique. Il n'est pas considéré a priori comme une activité artistique. Dès lors, la proposition de faire du parcours une activité artistique exige du visiteur une (dé)marche nouvelle, une attention aux différents aspects mis en évidence dans la première colonne de notre tableau.

4. OUVRAGES CITÉS


ANDERSON, D. (1987), Creativity and the Philosophy of C.S. Peirce, Dordrecht, Martinus Nijhoff Publishers.
EVERAERT-DESMEDT, N. (1997), « Voir la matière, croire à l'immatériel. Interprétation des monochromes bleus de Yves Klein », RS/SI, vol. 17, no 1-2-3.
EVERAERT-DESMEDT, N. (2005), « Sens d'une œuvre et sens d'une exposition : le parcours du visiteur », Protée, vol. 33, no 2.
EVERAERT-DESMEDT, N. (2006), Interpréter l'art contemporain, Bruxelles, De Boeck-Université.
PEIRCE, Ch. S. (1931-1935), Collected Papers, vol. 1-6, Cambridge (Massachusetts), Harvard University Press.
PEIRCE, Ch. S. (1958), Collected Papers, vol. 7-8, Cambridge (Massachusetts), Harvard University Press.
5. EXERCICES
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A. Choisissez une œuvre contemporaine qui ne se présente pas, à première vue, « comme de l'art ». Argumentez pourquoi, à votre avis, elle est (ou n'est pas) de l'art.
B. À propos d'une œuvre de votre choix, essayez de préciser (1) quelles « qualités de sentiment » sont en jeu, (2) par quel processus le récepteur est conduit à la « pensée iconique ».
C. Analysez un texte dans lequel un artiste s'explique à propos de l'élaboration de son œuvre. (1) Comment désigne-t-il la « priméité » qu'il cherche à capter ? (2) Pouvez-vous mettre en évidence, dans sa démarche, un processus abductif ?


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NOUVEAUTÉS ET ACTUALITÉS
• 24/09/2011 - Publication de : Louis Hébert (dir.) (2011), Sémiotique et bouddhisme, Protée, 39, 2, automne
• 05/07/2011 - Publication d'un article sur « Les opérations de transformation » de Louis Hébert dans Signo
• 05/07/2011 - Publication d'une « Petite sémiotique du rythme. Éléments de rythmologie » de Louis Hébert dans Signo
• 06/06/2011 - Publication du Dictionnaire de sémiotique générale de Louis Hébert, en collaboration avec Guillaume Dumont, dans Signo (pdf)
• 06/03/2011 - Le XIe Congrès Mondial de Sémiotique et le Ier Forum chinois de Sémiotique (5-9 octobre 2012, Université Normale de Nanjing, Chine)
• 10/02/2011 - Publication de « Structure, relations sémiotiques et homologation » de Louis Hébert dans Signo
• 10/02/2011 - Publication de « L'analyse par classement » de Louis Hébert dans Signo
• 29/01/2011 - Publication de Méthodologie de l'analyse littéraire de Louis Hébert dans Signo (pdf)
• 01/10/2010 - Publication de La sémiotique visuelle : nouveaux paradigmes, sous la direction de M. Costantini
• 01/07/2010 - Publication de Cheminements du poème de Claude Zilberberg
• 05/12/2007 - Parution d'un nouveau livre présentant 12 courants sémiotiques (Louis Hébert, Dispositifs pour l'analyse des textes et des images, Limoges, Presses de l'Université de Limoges, 2007)
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