UN ÉTHOLOGUE DE L'ART

Il y a quelques années Jean Le Gac aimait à rappeler qu'il s'était introduit dans le domaine de l'art « par l'escalier de service » caractérisant ironiquement par là une des données de l'art contemporain avec laquelle il s'agissait désormais de composer : celle du comportement de l'artiste, consubstantiel lement lié à l'ouvre pour le meilleur comme pour le pire. Le comportement, en effet, est par nature à double tranchant, parce qu'il s'inscrit de plain-pied dans cette réalité, humaine trop humaine, qui le fait procéder dans le même temps du langage et de l'image.

L'imaginaire et le symbolique, on le sait, ne font pas bon ménage. C'est à l'endroit exact de ce divorce où être parlant et animal mimétique n'en finissent pas de balbutier et d'embrouiller leurs rôles, dans les plis et les recoins de ce hiatus, que s'introduit avec légèreté, mais non sans quelque cruauté, l'ouvre singulière, qu'il faut bien qualifier de poétique, de Patrick Corillon.

Les petits riens de l'art

Dès 1986, Patrick Corillon, s'intéresse aux petits riens, aux revers, aux périphéries de l'art qui, pour n'être pas totalement déterminants, n'en constituent pas moins des symptômes éclairants et signifiants d'une certaine forme de réel artistique. Ainsi il exposera les lettres de refus, les résidus d'oeuvres de ses amis dans une exposition joliment intitulée « Que reste-t-il ? ». Que reste-t-il en effet de ces œuvres, si ce n'est leur impossibilité à dire une vérité transparente ou pleine. À l'ère de sa reproductibilité généralisée, l'œuvre d'art est vouée à n'être que le fantôme d'elle-même, autant dire à n'avoir de réalité que sur le mode de la fiction. C'est pourquoi Corillon introduit très vite dans son oeuvre des écrivains et des littérateurs qui viennent intempestivement hanter le champ artistique par leurs manies, leurs obsessions, voire leurs velléités sadiques ou criminelles. Dans sa série de plaques commémoratives, il attribue ainsi à un certain nombre de figures fondatrices de l'art et de la littérature (Uccello, Céline, Kafka, Redon, Mondrian, Gogol, Carpeaux…) des faits et gestes qui, pour aussi invraisemblables qu'ils puissent paraître, n'en acquièrent pas moins, par le simple fait qu'ils se trouvent transcrits, une forme d'officialité, faisant en quelque sorte jurisprudence.

Ainsi, il nous sera loisible d'imaginer que « c'est peut-être ici » que Poe, « la nuit de ses noces, attacha solidement les mains de sa femme au tronc d'un jeune et tendre saule pour qu'elle y grave de ses ongles acérés la violence de leurs ébats… » Ou bien encore que « c'est peut-être ici » que Paul Léautaud « surprit deux vers de longueurs inégales sur une mousse qui s'agrippait à la tombe de Guillaume Apollinaire », qu'il « les emporta en les insérant dans son dernier recueil » mais que « les vers s'enfuirent après avoir rongé le papier ».

Des artefacts

C'est avec un regard d'éthologue que Corillon observe les figures de l'artiste et du poète (l'artiste n'est-il pas traditionnellement considéré comme objet de curiosité ?)

C'est avec le regard de l'artiste et du poète que Corillon traque les comportements de ses animaux de fantaisie (la science n'est-elle pas, en son fond, un pur produit de l'imagination des hommes ?). Il nous est à cet égard possible de suivre, sur les panneaux de jardin public fixés aux troncs des arbres, les relations contre-nature qu'entretient le farton avec la merlette, d'accompagner le papillon entraînant le hanneton dans son délire suicidaire, de prendre connaissance de l'atrophie du chant de l'arétrin des plaines, ou encore de s'émouvoir devant le spectacle de cette espèce singulière d'escargots, les saderlins, qui parcourent d'un trait une distance correspondant exactement à la longueur de la spirale déroulée de leur coquille…

Le fait que Patrick Corillon s'intéresse aux comportements animaux, les plus fantaisistes soient-ils, on l'aura compris, est loin d'être innocent. Cette dimension éthologique, insistante, doit être mise en relation avec la fonction foncièrement leurrante et mimétique de l'ouvre d'art. On le sait depuis Lacan, les oiseaux ne se précipitent pas tant sur les raisins peints par Zeuxis parce que ceux-ci sont bien reproduits, qu'en vertu de l'évidente jubilation qu'ils manifestent à se trouver bernés. Patrick Corillon, de la même manière, ne se fait aucune illusion quant à la nature de ses œuvres, car c'est bien, à l'image de ses fleurs en dymo qu'il réalise en 1989, en tant que purs artefacts qu'elles doivent être comprises et donc envisagées.

Bricolages décoratifs

En 1988, Patrick Corillon introduit pour la première fois dans son œuvre le personnage d'Oskar Serti. Cet écrivain hongrois, né à Budapest en 1881 et mort en exil à Amsterdam à la fin des années cinquante, ne cessera dès lors, bien que de façon intermittente, de venir très énigmatiquement hanter son propre univers esthétique, tout en lui permettant de faire de l'art, comme par procuration. Cette approche très roussellienne de l'imaginaire est une forme de défi et de démenti. Car si les arts visuels sont travaillés par la littérature (nous pensons bien sûr ici à Marcel Duchamp ou à Marcel Broodthaers), ils ne doivent pas pour autant être qualifiés mécaniquement de littéraires.

Raymond Roussel, on s'en souvient, avait chargé une agence de police privée de lui trouver un dessinateur susceptible de lui fournir des illustrations à la seule fin d'augmenter le volume imprimé de ses Nouvelles impressions d'Afrique. En faisant jouer ces illustrations comme un simple palliatif à des problèmes d'ordre technique, l'écrivain signifiait bien par là le peu d'importance qu'il attribuait au sens de ces images, en même temps qu'il privilégiait la logique formelle du livre et non sa prétendue signification.

Patrick Corillon, de la même manière, utilise ses textes, et ses objets, comme des moyens destinés à pallier une faillite ou une déficience formelle et narrative. Le fait de raconter une histoire, à cet égard, ne saurait relever du pur plaisir d'écrire, mais bien de la simple nécessité de remplir, par une forme de rafistolage, le vide suscité par une situation formelle défaillante. À l'inverse, les solutions visuelles qu'il donne à voir sont à comprendre, à l'instar de ses fleurs artificielles en dymo ou de ses treilles en tuyaux d'arrosage, comme autant de bricolages décoratifs destinés à tenir lieu de sens, c'est-à-dire à le faire tenir.

Bien que délibérément hybride (l'artiste fait à plusieurs reprises mention d'un énigmatique Centre d'art hybride parisien), le travail de Patrick Corillon ne relève pas de la confusion des genres. S'il utilise tous les moyens visuels et narratifs à sa disposition (films, objets, installations, photographies, textes, commentaires, cartels... ), c'est moins pour en montrer chaque fois la spécificité, que pour les faire jouer les uns contre (et avec) les autres. Tout se passe comme s'il s'agissait de maintenir entre ces divers éléments une différence (une distance) qu'il sait irrémédiable, tout en conservant sa structure formelle, c'est-à-dire en sauvant les apparences.

Bernard Marcadé
Art Press n° 160, juillet-août 1991