Entretien avec François Bazzoli (décembre 1996) pour la monographie éditée chez ARTGO

Quel a été le début de ton parcours d'artiste?

Ma première exposition s'appelait "Que reste-t-il d'un artiste dont

les oeuvres auraient été détruites, volées ou achetées". Je n'exposais pas d'objets dont j'étais l'auteur. J'avais demandé à huit artistes d'un certain âge et de différents horizons (il y avait là un peintre, un musicien, un architecte, un écrivain etc...) de me laisser fouiller dans leurs poubelles, leurs archives, leurs dessins d'enfants. J'étais parti du principe que, dans un état de création, l'artiste libère son énergie de manière consciente sur un objet qu'il a déterminé (le tableau, la partition, le bâtiment), mais que cette énergie déborde de façon inconsciente sur des objets que l'artiste ne maîtrise pas, qui sont à la périphérie de son oeuvre. Je m'étais donc aventuré dans cette périphérie. L'exposition proposait les brouillons de ces artistes, les gestes qu'ils faisaient en parlant de leurs oeuvres, les lettres de refus qu'ils avaient reçues durant leur carrière... Cela m'a vraiment permis d'entrer en contact avec l'esprit de création dans lequel peut se trouver un artiste tout au long de sa vie et de comprendre cet esprit de création comme une énergie. Cette exposition m'a marqué parce que j'ai établi des contacts durables et très proches avec différents artistes et différents domaines de la création. C'est ce qui m'a permis de faire des ponts plus facilement d'une discipline à l'autre. L'exposition se tint début 1987, et je n'avais pas encore exposé mes propres travaux.

Et les plaques émaillées?

Les plaques émaillées sont venues juste après, mais en ligne directe de "Que reste-t-il...". Je les considérais à ce moment-là comme des
ex-voto. C'étaient mes premiers travaux personnels mais je ne pouvais m'empêcher de les placer dans une filiation intellectuelle avec d'autres auteurs. Je prêtais à des créateurs qui avaient compté pour moi, qui comptent toujours pour moi, des actes et des paroles que j'aurais moi-même aimé dire ou faire. Je voulais m'imprégner de mon héritage artistique. L'esprit d'un créateur renaît partout où quelqu'un peut entrer en contact intime avec son oeuvre. A partir des plaques émaillées, j'ai travaillé sur l'idée du lieu dans lequel j'allais placer mes objets. Mes plaques n'étaient là que pour nourrir un lieu.

Comme pour beaucoup d'autres travaux par la suite, le projet des plaques est né d'une situation particulière que j'avais rencontrée

en visitant la maison de Charles Dickens à Londres, je suis tombé sur une pièce vide, dont les murs étaient percés de trois ou quatre trous. Un cartel indiquait que des chercheurs avaient tenté de retrouver la couleur originelle du papier peint de Dickens. Ils avaient effectué un véritable travail d'archéologues et traversé des couches successives de papiers peints pour s'apercevoir qu'à l'origine les murs étaient peints en blanc. Cette approche à la fois scientifique et absurde m'avait surpris et touché, elle montrait le côté romantique et désespéré de la volonté de trop s'approcher des créateurs qu'on aime.

C'était aussi ta première réflexion sur le lieu?

Oui, c'était une façon pour moi de jeter un pont entre les lieux imaginaires et les lieux réels. Dans son Journal, Flaubert explique que si dans un roman, il devait décrire une fermette normande, il imaginait complètement comment elle devait être. Mais avant de publier son livre, il sillonnait la campagne normande pour retrouver une fermette qui corresponde parfaitement à celle qu'il avait imaginée. Ce n'était plus la réalité qui lui servait de modèle, mais l'inverse.

Y a-t-il une filiation ou une généalogie entre les personnages choisis pour figurer sur les plaques?

Ce qu'il y a de magnifique dans l'héritage artistique, c'est qu'on a le droit de faire des liaisons ou des raccourcis qui ne se seraient jamais produits dans la réalité. Stravinsky et Schonberg, qui habitaient à cinq cents mètres l'un de l'autre, ne se sont jamais adressé la parole.

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Dans un musée, on peut faire se côtoyer des oeuvres qui n'ont pas de points communs pour juger de l'effet produit. Un héritage artistique trouve sa force dans la conjonction d'influences qui, à l'origine, n'ont rien de commun.

Est-ce que tu n'interrogeais pas avant tout, dans tes premières présentations, la création des autres?

Je vis de beaucoup d'influences très diverses, et cela a dû me servir de tremplin pour ma propre création. Dans un article, Baudrillard déclarait qu'un créateur travaillait essentiellement pour surpasser ses maîtres. Moi, j'ai l'impression de travailler pour jouer dans la même cour qu'eux. Le Journal de Kafka occupe une place très importante pour moi, c'est aussi un lieu où je le rencontre; mais j'aimerais aussi l'inviter chez moi, et qu'il puisse trouver le lieu de mes préoccupations dignes d'intérêt.

Et ensuite?

Juste après les plaques émaillées, j'ai présenté des boîtes grillagées qui présentaient des textes décrivant des comportements d'animaux. J'abordais là les liens que le domaine de l'art peut tisser avec l'approche %scientifique. Je mettais en scène une volonté de découvrir et de comprendre le monde aussi forte et aussi motivée que celle d'un scientifique, mais en utilisant mon ignorance scientifique plutôt que mes compétences. Ce handicap de compétence renforçant la place de l'imaginaire. Le vide de l'ignorance m'apportait autant d'énergie que le plein de la connaissance.

Dans une série comme les plaques de rue, le problème de la compréhension des allusions littéraires ou artistiques n'agit pas nécessairement sur le regard qu'on leur porte...

En ce qui concerne les plaques, cela dépend essentiellement du comportement personnel du spectateur. La façon dont un individu peut s'intégrer à l'oeuvre est un problème qui m'intéresse beaucoup. J'ai pu me rendre compte que les acheteurs de ces plaques émaillées les acquièrent autant parce qu'ils aiment le texte que j'ai écrit, parce qu'ils en sont proches, que parce qu'ils aiment l'auteur dont je parle. En général, les acheteurs posaient les plaques sur leurs habitations, sur la façade de leur maison, mais un acheteur

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de Gand a installé sa plaque sur une maison située entre son domicile et son lieu de travail. Il adorait cette maison et voulait y placer sa plaque parce qu'elle allait transformer son quotidien et sa vision de la réalité. Les plaques émaillées visaient à ce que l'on ne s'arrête pas seulement pour y lire le texte, mais aussi pour porter un regard différent sur leur environnement.

En général, les textes de cette série renvoyaient toujours à un détail de la végétation, à des détails architecturaux, à quelque chose d'extérieur à l'oeuvre...

J'avais constaté que tout le monde s'arrêtait devant ces plaques. A cause de la soumission à l'autorité. Une plaque officielle, avec une date de naissance et une date de mort, un lieu de naissance et un lieu de décès, cela pose instantanément une autorité. Je racontais une histoire constituée de petits faits de la vie quotidienne, qui sont très révélateurs mais que l'on ne trouve jamais juxtaposés à cette sorte d'officialité. Et très souvent les gens regardaient à l'intérieur des maisons en disant: "Tiens, c'est là que ça s'est passé". Tous les objets se trouvant dans leur champs de vision devenaient empreints de cette histoire ou de cette existence. C'était exactement ce que je voulais: qu'un objet situé sur le chemin de quelqu'un puisse transformer totalement sa vision des choses.

Est-ce pour cette raison que les plaques émaillées sont tirées à sept exemplaires, comme des sculptures?

Non, ce ne sont pas des sculptures, ce sont vraiment des signes. Elles sont réalisées en sept exemplaires pour pouvoir exister et agir en même temps dans des lieux différents. Afin que les faits et gestes que j'ai prêté à Paolo Ucello, à Franz Kafka, à Edgar Allan Poe, puissent aussi bien exister à Bruxelles, à Paris, à Nantes ou ailleurs. C'est ça, le don d'ubiquité des créateurs.

J'ai l'impression qu'une de ces inscriptions fonctionne différemment de ton installation réalisée à Clisson, qui faisait allusion à Collodi et à Pinocchio.

Pour cette installation, j'ai pris en compte un lieu précis. Les autres plaques avaient une indépendance totale et pouvaient être placées n'importe où. A Clisson, il s'agissait d'une commande. Je me suis intégré à l'architecture du lieu, qui est une villa néoclassique

 

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construite par Lemot. On y trouve des références très précises à certains tableaux de Poussin, tout y est assez artificiel, les sculptures du jardin, la façade, les arrières de la villa; tout, sauf une des parties annexes du bâtiment réservée à l'utilitaire (entrée de service, poubelles) où se trouvent les compteurs de gaz et d'électricité et les notices qui les accompagnent. Mon intervention consistait à rajouter un tuyau d'arrosage et sa notice à côté de ces compteurs. Cette notice présentait l'histoire d'une graine ramenée d'Italie par le professeur Gepetto, qui est un des héros de Collodi. Gepetto c'est celui qui parvient à voir la réalité dans le pur artifice. C'est celui qui croit vraiment à l'oeuvre d'art.

Dans ton texte, tu ne cites pas ta source ouvertement, il faut la deviner. C'est le seul texte de ce genre.?

Non, il y a d'autres plaques émaillées qui fonctionnent ainsi, dont une que j'ai faite sur Céline: son vrai nom, Destouches, apparaît seulement sous une forme codée dans la phrase "dont seulement deux touches sont sales", afin de superposer plusieurs niveaux de lecture. Cela peut paraître assez labyrinthique, mais je fais attention à ce que ça ne soit pas ésotérique. La première lecture doit garder un niveau de plaisir et d'immédiateté.

Tu introduis quand même des niveaux symboliques... Tu faisais allusion à ton travail sur Edgar Allan Poe. Il est aussi construit sur la jouissance et la frustration sexuelle. Si on se réfère à Collodi, on trouve un rapport très fort à la morale, au mensonge, avec l'anecdote du nez de Pinocchio, qui pousse de la même façon que ta plante imaginaire.

Oui, exactement. Je me sers de métaphores, de fables. Pour entrer dans mes histoires, les spectateurs doivent se rendre complices de mon univers, doivent se laisser aller à y croire. Je n'ai jamais voulu imposer une installation, la rendre incontournable, c'est-à-dire ne jamais créer un rapport de pouvoir. Si les spectateurs entrent dans le système que je mets en place, c'est parce qu'ils acceptent de passer du temps avec mon travail. Mes installations sont généralement assez discrètes; si on n'a pas envie de les voir, on peut très bien passer à côté. Elles ne perturbent pas l'environnement.

C'est peut-être aussi pour ça qu'il y a plusieurs exemplaires de

chaque plaque ? Pour que ça pousse quelque part?

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Multiplier les exemplaires, c'est aussi multiplier la chance de voir les objets placés dans des situations différentes. Je me suis rendu compte de la force, pour une oeuvre d'art, d'avoir des angles d'attaque. différents, des points de vue différents. Un texte traduit en allemand ne donnera pas la même chose qu'en français. La langue est déjà un point de vue différent.

Est-ce que tu joues aussi de la difference entre le français et le néerlandais?

Non, je n'ai malheureusement pas encore eu de contact privilégié avec un traducteur néerlandais. Le meilleur contact que j'ai eu avec un traducteur, c'est avec l'allemand. Ainsi, même si un texte n'est exposé qu'en France, je le fais traduire en allemand parce que je sais que le traducteur m'apportera un autre point de vue sur mon histoire, car, obligatoirement, une autre langue apporte un autre point de vue sur les choses. Plus je peux multiplier les angles d'approche de ce que je veux dire, plus mon travail s'enrichit.

Ce que tu viens de dire n 'est pas dénué d'étrangeté: tu dis qu'en tant qu'a rtiste plasticien, ilfautpasserpar un traducteur, c 'est-à-dire par les systèmes de la littérature.

Je ne sais pas si ce sont les systèmes de la littérature. Il faut toujours entendre traduction dans le sens d'interprétation. De toute façon, la beauté de la traduction tient dans la notion d'interprétation. Un traducteur avait rassemblé toutes les traductions que l'on avait pu faire, au cours des siècles, d'un même passage d'une pièce de Shakespeare. C'était extraordinaire de voir à quel point une traduction peut à la fois rendre la pensée originelle de l'auteur, mais aussi y greffer le point de vue de la société à laquelle appartient le traducteur.

On peut prendre l'exemple de l'histoire de l'art. J'ai appris l'histoire de l'art dans le livre de Gombrich, que j'apprécie énormément. Il montre bien comment le cheminement accompli en art est autant le cheminement d'une société toute entière que celui d'individus isolés particulièrement audacieux. Un individu ne peut transgresser les lois que parce qu'il existait au préalable un consensus social. Il faut nécessairement les deux composantes.

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L'idée de la traduction n 'est pas absente de l'oeuvre d'art, puisque le Symbolisme belge est la traduction, pour la Belgique, du Symbolisme en général, comme la Renaissance allemande était l'idée que se faisaient les artistes allemands de la Renaissance italienne.

C'est exact. Une oeuvre ou une idée se réinterprète dès que quelqu'un se l'approprie. L'idée de la série des plaques émaillées est née d'un sentiment de réappropriation. Je me rendais compte que si, en prenant mon café le matin dans mon bistrot habituel, je surprenais quelqu'un en train de lire un livre que j'avais beaucoup aimé, j'étais jaloux. Quelqu'un que je ne connaissais même pas n'avait pas le droit de connaître ce sentiment d'intimité qui m'avait lié à ce livre. C'était comme si cette personne pouvait me connaître malgré moi. C'est en même temps un sentiment très riche. Le fait d'avoir à partager un trésor commun exige de mettre en jeu, à chaque fois, ce phénomène d'appropriation.

Tu veux donc dire que pour le livre, comme pour le traducteur, il en existe un seul exemplaire et des milliers. C'est l'idée contenue dans la multiplication des plaques.

L'oeuvre d'art, comme je l'entends, m'intéresse surtout en tant qu'oeuvre publique. Par publique, j'entends qu'elle soit donnée à voir aux autres, qu'il se crée un passage. En fait, l'objet d'art existe surtout parce qu'il est générateur de moments particuliers. Ce sentiment de jalousie m'est indispensable, comme l'acte d'appropriation. L'autre jour, je me promenais au Louvre et je suis tombé sur un visiteur figé devant un tableau de Van der Weyden. Ce visiteur est resté deux heures devant ce tableau tandis que je faisais l'aller-retour pour voir s'il était toujours là. Je ne regardais plus rien d'autre que ce type planté devant le tableau que je voulais voir. Je me rendais compte que j'aurais été incapable de rester deux heures devant un tableau, je ne l'ai jamais fait. J'étais jaloux de ce type, il m'avait volé le tableau.

Ce que tu viens de raconter, c'est une histoire d'Oskar Serti!

Bien sûr. Les histoires que je conçois sont des connexions entre des moments vécus et l'imaginaire. Le fait de créer un personnage comme Oskar Serti m'a aidé à regarder les choses autant du dedans que du dehors; à sentir les choses, et dans le même temps à me regarder les sentir. Oskar Serti est un exilé; né à Budapest au siècle dernier, et qui ne pourra jamais vraiment retrouver son pays. C'est

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Un exilé, très curieux des choses et des hommes, mais qui par sa nostalgie d'exilé, reste toujours un peu en dehors des choses. Cette distance prend dans mes récits la forme de l'humour. Le personnage d'Oskar Serti agit comme un verre grossissant sur des sentiments que j'ai éprouvés et auxquels j'essaie de donner corps.

Je n'y avais jamais pensé auparavant, mais est-ce qu'on ne pourrait pas avancer que le processus de traduction est le fondement même de la plupart de tes travaux: traduction de la littérature aux arts plastiques, de l'écriture à l'image, d'une langue à l'autre, de toutes sortes de choses à d'autres choses. Comme une multitude de ponts.

Oui. Mais je parlerais alors plus de transmission que de traduction. Le passage d'un moment émotionnel d'une personne à une autre. Je crois que l'émotion fait vibrer notre regard sur les choses, notre regard sur le monde, notre regard sur nous-mêmes, mais peut aussi engendrer une distance. S'il y a une vibration, chacun va pouvoir entrer dans les choses, va pouvoir communiquer grâce à cette émotion. Je me souviens d'une photo qu'un vieil homme gardait dans son portefeuille; c'était une photo de lui-même sur sa moto. Il était très fier d'avoir été un des premiers à posséder une moto. Mais lorsqu'il m'a montré cette photo, je n'ai pu y distinguer aucune image. Il l'avait tellement sortie et remise dans son portefeuille pour la montrer que l'image s'était effacée. Il n'y avait quasiment plus que l'empreinte de ses doigts sur le papier. C'est à ce moment-là que je me suis rendu compte que je n'avais plus besoin de l'image. Le papier photographique sans image et couvert des traces de ses doigts me donnait beaucoup plus même que si l'image avait toujours été présente. Toute l'émotion, la persistance des souvenirs étaient contenues dans un objet: un papier photographique froissé et non plus dans une image. C'est peut-être pour cette raison que je ne pourrais pas être uniquement écrivain ou vidéaste. Je ne pourrais pas l'être à part entière parce que j'aurai toujours besoin du support de l'objet, pour poser les choses. Mon travail peut paraître très proche de la littérature, mais j'ai absolument besoin d'ancrer la fiction de ms textes dans la réalité tangible des objets. Ceci dit, beaucoup d'écrivains ont éprouvé des sentiments de transcendance déterminants pour la suite de leur oeuvre alors même qu'ils étaient appuyés contre un objet. Claudel se tenait contre une colonne de Notre Dame de Paris lorsqu'il ressentit l'appel de Dieu; Paul Valéry était accoudé à un appui de fenêtre, dans une chambre d'hôtel à Gênes, lorsqu'il a vu Monsieur Teste. Comme si, pour avoir le nez

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dans les étoiles, on était obligé d'avoir les pieds dans la réalité. C'est un rapport vital pour moi. Je ne peux vivre aujourd'hui - c'est à dire dans une réalité tangible - que parce que je me fais une idée de ce que sera demain c'est à dire une projection dans l'imaginaire. Si je n'ai aucun projet, si je ne suis capable d'aucune projection, si je n'ai aucune hypothèse de ce que peut être ma vie, j'ai l'impression de n'avoir aucun souffle. Mais si je ne suis pas capable de m'ancrer physiquement dans mon milieu, je ne peux pas vivre non plus. C'est la complémentarité de ces deux éléments qui me sert à solidifier mes pensées. Pour être un peu schématique, je dirai que mes textes sont la part de l'imaginaire, du mental, et les objets de la réalité, du physique. J'aimerais que les spectateurs ressentent mes pièces autant par une approche mentale que physique, qu'autant leur corps que leur esprit soient impliqués.

Tu penses donc que toute chose, même immatérielle, laisse des traces?

Oui, les objets recèlent toujours des indices d'un passage, d'une démarche, d'un geste, d'un mouvement. En ce moment, je passe dans mon atelier des disques que je ne connais pas. Dès que le morceau commence, je quitte mon atelier. J'y reviens deux heures plus tard, quand la musique a cessé, et je regarde attentivement autour de moi pour voir si quelque chose a changé.

Si ça a laissé une trace?

Oui. Je voudrais déceler l'inframince. C'est vers ce point de rupture que tendait la question de Léonard de Vinci, à savoir que si un arbre tombe dans la forêt en l'absence de témoin, est-ce que la chute provoque un bruit ou non?

Tu as dû être passionné par la théorie, presque littéraire, de la mémoire de l'eau. Un savant français réputé Jacques Benvéniste, avait émis l'idée que, même diluée à l'extrême, l'eau gardait un souvenir d'un objet qui y avait été plongé.

Cela m'a fasciné, évidemment. La démarche artistique et la démarche scientifique sont très proche l'une de l'autre. Elles partent toutes les deux de jeux d'hypothèses, qui bien sûr se déroulent dans des champs différents. Le scientifique n'admet comme réalité scientifique que ce qui est vérifiable, que ce qui est démontrable,

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mais il ne peut y parvenir que par un jeu d'hypothèses qui n'est pas vraiment éloigné de la fiction. Lorsqu'on a découvert des empreintes de mains dans une grotte en Dordogne, cinq scientifiques étaient venus les examiner afin d'en déterminer les origines et le sens. Ils avaient remis chacun un rapport sur leurs observations et leurs conclusions, et chaque rapport était diamétralement opposé aux autres. Comme il manquait des phalanges ou des doigts aux mains qui avaient servi aux empreintes, certains rapports parlaient de sacrifices religieux et de magie. Un autre avançait que l'humidité était si élevée que les habitants des lieux contractaient une sorte de lèpre, perdaient leurs doigts, et qu'il fallait projeter de la boue dessus en guise de traitement. Un autre encore y percevait un langage de signes qui s'organisait à partir des doigts repliés de la main. Chacune de ces hypothèses faisait appel à un imaginaire à mon avis très semblable à celui de l'artiste. Mais le champs artistique n'utilise pas le savoir, il utilise l'ignorance. Le sentiment d'ignorance, lorsque le désir de le dépasser est ardent, peut provoquer des phénomènes qui confinent à la création. Ce qui m'intéresse d'autant plus que je pense que vivre avec les choses qu'on "ne connait pas est aussi important que de vivre avec celles qu'on connait. Pour un enfant, vivre dans une maison avec une cave me semble plus riche que de vivre dans une qui n'en a pas. Vivre avec cette masse sombre, où l'on n'y voit rien, où l'on a peur, donne de l'épaisseur à toutes les autres pièces de la maison.

Tu fais appel, mais c'est une caractéristique de l'art, à sa propre histoire. Or la science ne convoque presque jamais sa propre histoire. Toi, tu interroges l'histoire de l'Art au travers de Brauner, de Paolo Ucello, de l'esprit viennois du premier quart de notre siècle...

Je crois que la science aussi fait appel à sa propre histoire...

Elle a pourtant tendance à l'oublier, à la nier même. A affirmer que certaines sciences du XIXe siècle, le magnétisme ou la phrénologie par exemple, sont caduques.

Cela me fait penser aux "psychicônes" du professeur Baraduc qui, à la fin du siècle dernier, voyait dans le flou des premières photographies une image de l'âme et de ses troubles psychologiques. Cela lui donnait l'occasion de planter ses projections personnelles dans le champs scientifique. Je peux dire que je tente aussi de placer mon histoire personnelle dans le champs de l'art.

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Pour revenir à la question de l'ignorance, est-ce que tu ne parles pas aussi de ce moment intermédiaire où la connaissance se diffuse de façon indirecte et atteint quand même l'individu sans qu'il en ait conscience. Certaines personnes connaissent le Pop Art sans le savoir, parce qu'elles sont entourées d'affiches, d'annonces, de publicité qui s'en inspirent ou le démarquent. On peut avoir un aperçu de l'oeuvre de Mondrian pour avoir vu des emballages de gels ou de lotions capillaires.

C'est évident, mais le vrai plaisir que l'on peut tirer de Mondrian tient surtout dans la connaissance approfondie de son travail et de sa pensée, et non dans une approche approximative. Mais, découvrir Mondrian, ou Magritte, ou tant d'autres, par le biais de la publicité, n'est pas non plus une démarche à bannir en soi. Finalement, si on veut détricoter le pull qui compose une oeuvre, peu importe le fil qu'on a pris pour le faire; on prend toujours celui qu'on a vu dépasser. Quand une oeuvre se met à exister, beaucoup de petits fils métaphoriques en dépassent, multipliant les dispositifs permettant à la société de s'en accaparer, ce qui n'est pas dédaignable. Si Magritte a été massivement repris par la publicité, ce n'est pas un hasard. Cela vient d'une matérialisation picturale qui peut être aisément reproduite. J'ai eu l'occasion de tenir entre mes mains plusieurs de ses oeuvres, lors de l'accrochage d'une exposition à Lisbonne, et j'ai été surpris par "l'abstraction" de cette peinture. L'idée qu'il exprime du geste pictural est celle d'un geste intelligent, car il ne veut pas affirmer la présence du peintre derrière ce geste. Un peintre verviétois qui vénérait Magritte lui avait envoyé une de ses toiles pour savoir ce qu'il en pensait. Magritte lui aurait répondu: "Je ne peux vraiment rien vous dire, demandez plutôt à un peintre".

Mais j'aimerais revenir à cette idée d'ignorance et de connaissance. Il y a quelques années, j'avais assisté à une conférence du professeur Beaulieu au cours de laquelle il expliquait comment il avait découvert les principes de la pilule abortive. Tout scientifique, disait-il, doit posséder un niveau de connaissance très élevé, mais il doit également développer une faculté d'imaginaire, un pouvoir de se laisser aller dans des domaines inconnus qui soit aussi élevé. S'il avait, disait-il, réalisé cette découverte, c'était parce qu'un jour, il avait réussi à se laisser aller à faire des expériences un peu au hasard, en laissant, cheminer ses intuitions. Puis, à un moment précis, son niveau de connaissance l'avait averti qu'il venait de trouver quelque chose d'intéressant à exploiter.

 

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La faculté de se laisser aller peut amener à prendre du plaisir à l'emballage d'un shampooing Mondrian, alors qu'un strict esthète opposerait un refus catégorique. Toutefois, seul un certain niveau de connaissance permet de créer un jeu complexe de renvoi.

Tu pars donc de traces infimes, comme un traqueur indien, pour reconstituer des parcours ou des objets. Le véritable point de départ n'est pas l'objet, mais son sillage ou les diverses marques qu'il a laissées sur la réalité.

Oui, je nommerais plutôt ça un écho. Quand j'entre dans un musée, la première chose que je perçois et dont je me préoccupe c'est la couleur du ticket, l'atmosphère du lieu, les bruits que font les visiteurs. Non pas parce que je méprise l'objet, mais parce que c'est ma façon de l'aborder, d'établir avec lui une approche oblique.

Comme lorsque tu observes un spectateur qui regarde pendant deux heures un tableau de Van der Weyden. C'est aussi une façon oblique d'approcher l'oeuvre de Van der Weyden.

Exactement. De tenter de se mettre dans la peau de quelqu'un d'autre afin de regarder différemment.

Mais ça n'a rien à voir avec une attitude de type post-moderne où il faudrait voir autrement parce que tout a déjà été vu.

Non, c'est ma volonté propre d'éprouver toutes les façons de regarder, mais aussi toutes les façons de montrer. Même si, avant tout, je me considère comme quelqu'un qui fait des installations, j'aime bien, à titre d'expérience, utiliser des médiums différents pour montrer certaines facettes de mon travail: des comédiens ont joué mes textes sur une scène de théâtre, j'ai organisé des lectures musicales où mes textes étaient entrecoupés de pièces pour piano de Debussy, d'autres histoires ont servi de feuilleton hebdomadaire dans un journal viennois ... Tout cela pour tenter de voir par quel bout les spectateurs peuvent aborder mon univers. L'approche de l'autre est souvent inattendue. Quand je recevais des visiteurs dans mon atelier, ils avaient pratiquement tous tendance à regarder d'abord l'oeuvre qui était mon talon d'Achille, celle dont je n'avais pas envie de parler ou celle qui me rendait fragile. Ce que le spectateur allait chercher n'était pas nécessairement ce que j'aurais voulu montrer. C'est un malentendu, mais un malentendu peut revêtir une importance extrême, il peut même faire vivre une

 

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oeuvre. Cela ne veut pas dire qu'on doit provoquer à tout prix le malentendu, mais il fait partie de la respiration du travail.

Ton installation à propos de Victor Brauner au Centre Georges Pompidou est elle-même construite autour d'un malentendu.

En effet, dans mes histoires, j'essaie d'utiliser le malentendu dans ce qu'il a de plus productif. Quand on fait l'éloge de la blancheur du marbre des sculptures grecques antiques, et qu'on sait qu'elles furent en leur temps peintes de couleurs vives, c'est là un malentendu intéressant. Ce n'est pas parce que le jaune cadmium de Seurat a très mal vieilli et a viré de couleur que son oeuvre est invalidée ou que Seurat n'est pas un grand coloriste. Cela fait partie de l'histoire d'une oeuvre et de sa survie. Elle doit avoir la faculté de s'ouvrir à des interprétations que même leur auteur n'aurait jamais pu prévoir, sans perdre sa valeur intrinsèque. Les malentendus sont parfois un chemin passionnant, pour arriver à cette valeur intrinsèque.

L'histoire de l'art fonctionne aussi sur des malentendus. Quand Vasari parle des grands peintres de la Renaissance, il cite des créateurs dont nous ignorons tout ou des oeuvres de créateurs connus qui ont disparu. On juge sur d'autres choses, pas nécessairement les plus pertinentes. On est à côté de ce qui est énoncé et on trouve souvent dans ton travail le parti d'adopter cette position ' coté".

Oui, je n'attaque jamais frontalement. Dans la plupart des arts martiaux, on ne doit pas imposer son mouvement à l'adversaire. Pour mener l'autre là où on veut le mener, il faut d'abord capter le mouvement de l'autre parce que c'est dans ce mouvement que l'on va puiser l'énergie propre à l'action. Lorsqu'on a bien compris ce mouvement, on peut entraîner l'autre là où on veut le mener. C'est un peu ce type de comportement que j'adopte avec le spectateur, même si je considère mon rapport avec le spectateur comme une confrontation plutôt qu'un combat. Dans un musée, le spectateur à tendance à d'abord regarder le cartel à côté de l'oeuvre plutôt que l'oeuvre elle-même, parce qu'il attend confusément une explication. Donc, je me sers de cette demande de texte pour écrire mes histoires qui vont apparaître en premier lieu comme des explications, après la lecture, le spectateur se rend compte qu'il ne s'agit pas d'explications, mais plutôt d'un développement, voire

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même parfois d'un détournement de l'objet. J'ai dû me servir de son attente pour l'amener dans mon univers.

Etre à côté, cela suppose aussi être à côté de ce jeu de pouvoir qui sacralise à tout prix l'objet d'art.

On peut rattacher cette attitude au fait que, dans beaucoup de tes récits, tu donnes deux versions, deux versants de l'histoire racontée. Oskar Serti et Catherine de Sélys pensent différemment certains épisodes de leur vie mais ne se le disent pas. Ou ils font des choses identiques au même moment (des dessins téléphoniques par exemple) sans le savoir. On a l'impression que tu veux obliger à regarder entre les deux, là où il n 'y a rien.

Je tente de placer le spectateur à ce point précis où il aurait la faculté d'avoir deux regards et de les relier ou de se forger un point de vue autonome. J'ai l'impression que la réalité d'un événement est une notion qui n'existe pas en soi, elle n'existe que par la conjonction de tous les points de vue qui ont participé à cet événement.

Je vois sur tes rayonnages la vidéo du film de Mankiewicz, "La comtesse aux pieds nus". C'est encore une histoire racontée du point de vue de plusieurs personnages...

Oui, ce type de récit m'intéresse beaucoup. J'essaie d'étendre ce système à mes personnages : le mari, la femme, l'amant. Il y a eu aussi l'amie, puis la bonne, bref, tous ces personnages qui peuvent étendre un tissu de relations psychologiques. Mais je ne veux pas dissocier le point de vue psychologique du point de vue physique. L'endroit où l'on se trouve physiquement pour lire une de mes histoires doit en dire autant sur l'état d'esprit d'un de mes personnages que le texte écrit qui s'y réfère. Je joue sur un atout que me donne l'installation d'un texte dans un lieu donné : l'endroit où est placé le texte peut devenir une contrainte pour le corps, et faire naître des émotions qui peuvent enrichir l'histoire. On ne lit pas un texte dans le même esprit, suivant qu'on le lise debout, couché, assis, accroupi, en haut d'une falaise, ou dans la pénombre.

C'est une vision spatiale qui s'apparente à celle du sculpteur.

Exactement. Je me sens autant sculpteur qu'écrivain. Ces deux versants sont vitaux pour moi. Par exemple, j'ai réalisé des paravents dont chaque côté présentait un texte encadré qui était

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encastré dans le paravent lui-même. Le côté extérieur présentait le point de vue d'Oskar Serti qui regardait sa maîtresse derrière le paravent, l'autre texte était le point de vue de la maîtresse. Il y avait donc déjà deux points de vue différents, textuels et spatiaux, mais le rapport au monde et aux choses était différent quand on se trouvait dans l'espace ouvert du côté d'Oskar Serti ou dans l'espace fermé de Véronique de Coulanges. La différence était aussi physique.

Quand j'ai commencé à lire tes histoires, un fait m'a frappé: Oskar Serti incarne la littérature, alors que Catherine de Sélys représente la musique, et la rencontre des deux ne se produit presque jamais.

Comme chez Proust, chacun des personnages qui compose le monde d'Oskar Serti représente une expression artistique : Oskar Serti est écrivain, Catherine de Sélys pianiste; Véronique de Coulanges actrice, Lipart peintre, etc...

Plus qu'à Proust, c'est au roman de Madame de Lafayette, "La Princesse de Clèves 'Ç que cela me fait songer. A une atmosphère moins fin de siècle, où les sentiments seraient plus retenus, moins dits...

C'est vrai que mes personnages s'expriment peu. C'est le narrateur qui s'exprime à leur place et je ne les fais parler à la première personne que clans les enregistrements, lorsque par exemple les textes des expositions ne sont plus présentés sur des cartels, mais enregistrés sur cassettes pour que l'on puisse suivre l'exposition avec un balladeur, comme cela se fait déjà dans de nombreux musées. J'aimerais pouvoir confronter des textes imprimés à la troisième personne du singulier (il - regard extérieur) et des textes lus à la première personne (je - regard intérieur). Le rapport au texte lu n'a rien à voir avec celui au texte entendu, car la voix résonne à l'intérieur de la tête. Le texte lu s'appuie sur l'existence physique, le texte entendu ne dépend que du souvenir. Un texte écrit et imprimé sur un cartel peut être maîtrisé dans l'espace; je peux le placer à un point précis d'une salle, et profiter de son pouvoir d'attraction pour jouer des chemins qui mènent à lui par exemple amener le spectateur à passer au-dessus d'un paillasson pour aller lire une histoire relative au frottage de pieds sur un paillasson. Ainsi l'univers mental de l'histoire sera directement confronté à l'univers physique du passage sur le paillasson; l'objet s'adresse à l'expérience du corps, l'histoire à celle de l'esprit.

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Est-ce que ce n'est pas là que la transmission dont tu parlais tout à l'heure devient visible ? Tu pars de la fiction, tu montres quels sont ses liens avec la réalité, puis tu la transmets au spectateur dans un fonctionnement presque didactique. On est au delà de la simple suggestion: on peut avoir lu Tintin dans son enfance et reconnaître dans le format de tes catalogues le format des premiers albums de Tintin, ou n'y voir qu'un simple catalogue.

Oui, je m'intéresse à la façon dont peuvent se transmettre des expériences vécues, des émotions, en partant du principe que chaque étape de cette transmission enrichit et non pas appauvrit l'émotion première, car s'y sont greffés d'autres points de vue. Une de mes premières réalisations était la visite avec un balladeur d'un lieu où Oskar Serti était sensé avoir donné un entretien radiophonique consacré à ses souvenirs de ce lieu. J'expliquais qu'il était si ému au cours de l'entretien qu'il avait machinalement saisi des attaches trombones et qu'il les avait tordues pendant qu'il parlait. Cette torsion n'était pas la même selon qu'il se souvenait de l'année 1926 ou de l'année 1912. La chaîne qui" empêchait les balladeurs d'être volés était constituée de ces trombones. J'avais choisi des balladeurs dont le moteur était très présent. Le visiteur avait ainsi en même temps l'histoire qui vibrait dans les oreilles, le bruit du moteur qui tremblait dans la main comme le battement d'un coeur et le contact direct avec la chaîne de trombones tordus par Oskar Serti. Chaque élément contenait un peu cette énergie due au souvenir sans que l'un ne prenne le pas sur l'autre. C'est une des raisons qui m'empêche de dire que je fais plutôt de la sculpture ou plutôt de la littérature. En plus, dans cette installation, je renvoyais le spectateur vers le mur puisque tous les souvenirs d'Oskar Serti avaient pour point commun un moustique écrasé sur le mur ou un petit morceau de papier-peint déchiré ou une tache de moisissure; bref tout ce que peut contenir un mur et qu'on ne regarde jamais. Mon champs d'investigation est constitué de ces éléments laissés pour compte. Ces traces insignifiantes peuvent révéler (ou trahir) des aspects essentiels d'événements ou de traits de personnalité. Pour reprendre l'exemple du paillasson, je me suis rendu compte que je ne me frottais pas les pieds de la même façon si j'avais un rendez-vous dans le bureau de quelqu'un d'important ou si je rentrais simplement chez moi. Même s'il ne pleut pas, même si mes chaussures ne sont pas poussiéreuses, je vais me frotter les pieds lorsque j'arrive chez quelqu'un, comme pour exorciser une part de ma nervosité. Camus disait que ce qui fait qu'un homme est homme,

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c'est peut-être, beaucoup plus que ses choix éthiques ou philosophiques, la façon dont il tient son rasoir le matin. Ces rapports au non-vu, au non-dit, vibrent d'autant plus qu'ils ne sont pas codifiés, qu'ils ne sont pas cernés, puisqu'ils vivent inconsciemment en nous.

Il ne faut pas oublier qu'Oskar Serti est un contemporain et un compatriote de Sigmund Freud.

Serti vient de Budapest, comme Ferenczi, mais il est bien sûr un

écho de Freud. J'ai toujours abordé Serti comme une personne issue d'un empire en décomposition qui a passé la plus grande partie de sa vie comme un exilé, comme quelqu'un qui a autant voyagé dans des pays étrangers qu'à l'intérieur de lui même.

Dans l'Autriche-Hongrie, le comportement germanique était contrebalancé par un certain esprit "Europe centrale".

C'est en effet une dualité qui me passionne. Il existait également des problèmes de langue. Kafka parlait dans une langue et écrivait dans une autre, par exemple. L'élément prédominant pour construire le personnage d'Os kar Serti, ce fut ce sentiment d'exil que devait avoir les sujets originaires des Pays de l'Est. A partir de 1918, cet empire a disparu et cette population doit vivre dans des pays qui ne sont pas les siens. Le village d'où est originaire Bartok a changé plusieurs fois de pays et de nom. Pour moi, passer par le sentiment d'exil était peut-être le plus efficace pour approcher certains phénomènes: être à la fois dedans et dehors; appartenir à un monde tout en sachant qu'on n'en fait pas réellement partie. Ce sentiment m'est très familier vis-à-vis de la France. Je me sens fondamentalement de culture française; c'est en France que je me sens le mieux, et pourtant, on m'y voit avec une pointe d'exotisme.

Il y a une frontière mentale autour de Paris qui fait que, pour un parisien, un bordelais ou un auvergnat sont terriblement exotiques...

Quand cette réaction est plus animée par la curiosité que par le rejet, je n'y vois rien que de bon. Etre à la fois dedans et dehors, c'est être dans la position de l'acteur qui est son personnage sans cesser d'être l'acteur qui regarde son personnage. C'est ce courant alternatif qui donne l'énergie de faire des choses.

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Est-ce qu'enfant ou adolescent, tu as été influencé par des romans du type "Le livre dont vous êtes le héros"?

Non, je ne connais pas ce type de roman. Si je jouais des rôles, c'était surtout ceux de faire-valoir ou d'observateur dans les histoires de Jules Verne.

Oskar Serti meurt l'année où, toi, tu nais, c'est à dire au moment où une certaine littérature interlope disparaît et où apparaissent des textes plus violents, comme ceux des auteurs du théâtre de l'absurde.

Le champs d'investigation que j'ai délimité fait que je ne peux avoir aucune implication directe dans le monde d'Oskar Serti. Si je fais mourir Oskar Serti l'année de ma naissance, c'est pour que l'approche de son monde ne puisse être possible que par l'entremise d'intermédiaires, de témoins directs ou d'écrits relatant cette période. Ce qui fait la qualité d'un événement, c'est qu'il a été vécu et ressenti par quelqu'un qui en a rendu compte. Une oeuvre d'art ne s'impose que parce qu'elle a été ressentie et relatée. Je ne travaille pas dans la nostalgie. Si, avec Oskar Serti, j'ai choisi d'évoquer une période précise dans le passé, c'est plus pour me donner un cadre très délimité que par regret d'un âge d'or. Si je n'ai pas de contraintes de travail j'ai le sentiment que je peux me perdre.

Dans ton travail, tu parles essentiellement d'une période historique comprise entre les deux guerres mondiales. Paradoxalement, tu utilises des méthodes de composition très actuelles comme la contrainte, qui en littérature a donné l'Oulipo, Perec, Roubaud... et en musique l'esthétique répétitive.

Mon travail n'est pas historique, mais il n'est pas non plus spontané: c'est une "mise en état" avec des règles précises, autant pour la forme que pour le fond. Je suis fasciné par les vieilles personnes qui se racontent. J'ai une confiance totale dans ce qu'elles disent même si je sais que certaines parties de leurs récits sont inventées du tout au tout; mais je vois leurs rides, leurs tremblements de mains, j'entends leur respiration, leur toux, tout cela est tellement réel, que jamais je ne pense qu'elles mentent, je deviens complice de l'univers qu'elles se réinventent. Cette liberté que les vieilles personnes ont de refaire leur vie entre réalité et fiction me touche beaucoup. J'essaie d'écrire mes textes comme si j'étais vieux et que je possédais cette liberté par rapport au récit.

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C'est perceptible dans un cas au moins: l'histoire que tu avais attribuée à Victor Brauner, tu la réutilises maintenant pour Oskar Serti.

Un artiste n'est pas tenu d'avoir le même rapport à la vérité que ne le doit un scientifique, un historien, un journaliste. Les notions de vérité ou de mensonge me semblent hors de propos dans les étapes de la création. Cela peut même créer des confusions d'ordre moral ou éthique. Peut-on lire Céline en faisant abstraction du côté abject du personnage ? Le champs artistique est un ensemble qui a des intersections avec bien d'autres ensembles, et il me paraît important de se resituer en permanence; c'est peut-être même cela le plus grand pouvoir du champs artistique; c'est qu'il force à se resituer en permanence.

Cela ne me gêne donc pas d'accorder des histoires un jour à un personnage, et le lendemain à un autre. Pour moi, l'important est de monter des dispositifs qui rendent l'histoire plausible, non pas pour que le spectateur doive la croire vraie, mais pour qu'il la ressente. Ainsi, pour réaliser mes installations, je me place dans la peau de deux personnages fictifs, l'un est Oskar Serti à qui sont arrivées des aventures, l'autre serait un conservateur qui aurait rassemblé des objets capables de rendre compte de ces aventures. Ces objets peuvent être disposés dans un style tout à fait contemporain de notre époque.

Pourtant, tous les faits et gestes d'Oskar Serti sont datés avec une précision extrême?

Il y a le présent de l'installation et le passé de la fiction; mais ce n'est qu'un procédé. Ces dates ne correspondent strictement à rien. Je prends souvent les dates exactes de vernissages que je retarde de soixante ou soixante-dix ans; comme si l'ouverture de l'exposition correspondait à une date anniversaire d'un événement marquant de la vie d'Oskar Serti.

Est-ce qu'on peut dire que ton travail plastique consiste éventuellement à sculpter dans les sentiments, dans l'histoire littéraire...

Le mot "sculpter" est peut-être mal approprié, j'ai l'impression que j'ajoute des éléments plutôt que de les enlever. C'est plus un jeu

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d'association entre différents domaines (de la littérature, de la peinture, du cinéma). Si je devais situer mon travail dans la perspective de l'histoire littéraire, je le placerais directement à la suite du roman, qui a été la forme littéraire du XIXeme siècle et d'une bonne partie du XXe, mais qui n'est plus du tout une forme contemporaine de la littérature.

Tu es donc le créateur, le héros de la fiction et le conservateur?

Oui, tout en sachant que je ne détiens pas le pouvoir de tout décider. Par exemple, je ne précise jamais l'aspect physique d'Oskar Serti parce que le support physique ne doit pas être fermé sur luimême. Les images mentales ont besoin, pour se déposer, d'un support physique d'une densité telle qu'elles puissent prendre corps, et la sculpture, les trois dimensions je veux dire, peut jouer ce rôle-là.

Est-ce pour cela que tu ne mets en face de tes textes que des images qui ne contiennent que très peu d'informations ? Pour servir de support à d'autres images, mais mentales?

Exactement.

Serti m'évoque souvent Marcel Duchamp qui, dans la plupart de ses entretiens, minimise sa part de création et l'importance de son apport, par pur dandysme.

La différence, c'est que Duchamp laisse très peu de place à l'émotion dans son travail, même si le spectateur est libre d'en apporter de l'extérieur, alors que Serti participe à un jeu qui peut le rendre totalement esclave d'une émotion, mais qui lui laisse un recul ironique suffisant pour lui permettre de se regarder vivre cette situation. L'émotion ne lui coupe jamais les ailes et il peut toujours disserter dessus. Et même, plus il va se sentir esclave, plus il va en avoir conscience et plus il va jouir d'une délectation à s'analyser.

Est-ce qu'on ne pourrait pas y voir un rapport avec Kafka?

Oui bien sûr, Kafka fait partie de ma vie. Je vis entouré de personnes - vivantes, mortes, ou même fictives - qui me regardent. Et il ne se passe pas d'événements importants dans ma vie sans que je n'aie le désir de leur raconter ce qui m'arrive. Ces personnes peuvent être aussi bien mes proches, parents et amis vivants, que

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des artistes, ou des personnages de fiction avec lesquels je sens une communion d'idée. Ulrich de L'Homme sans Qualité de Robert Musil est quelqu'un que je sens près de moi, comme un témoin de ma vie. Ce n'est qu'un personnage de pure fiction, mais il me regarde. Ce qu'il représente me sert de point de repère. Parmi tous ces points de repères, les pôles les plus importants restent quand même Kafka et surtout Proust.

Mais, dans cette façon de confondre l'auteur et le personnage, le monde et le texte, on peut invoquer les écrivains sud-américains, Borges, Cortazar, Bioy Casares...

Oui, c'est évident.

car les femmes qui hantent tes récits sont proustiennes (elles portent des noms de la noblesse française), mais Serti lui n'est pas proustien.

C'est le rapport aux émotions qui est proustien, et la façon dont les émotions vont jouer dans le récit. Ce qui me touche chez Proust, et que je tente de restituer dans mon langage, c'est une vibration particulière de l'émotion, un art de la restituer sans jamais verser dans l'expressionnisme, ce qui me semble être le travers principal de Céline, et sans jamais paraître exagérément analytique. Il est presque impossible, chez Proust, de comprendre ou de ressentir directement l'articulation des sentiments dans un temps donné. Par exemple, quand le narrateur est sur le point de rencontrer Albertine pour la première fois à une party d'Elstir, il sait d'avance qu'Elstir va la lui présenter et qu'il lui serrera la main. Deux jours avant, il goûte déjà aux sensations que cela va lui procurer. Le jour même de la party, lorsqu'on lui présente effectivement Albertine, il lui serre la main mais il ne se passe rien en lui. Il rentre à son hôtel complètement effondré de découvrir qu'il est incapable de ressentir une réelle et sincère émotion. Il rentre dans sa chambre d'hôtel, ferme les tentures, et se retrouve dans le noir. Dans ce que Proust appelle la chambre noire de lui-même. Et à ce moment précis, et seulement à ce moment, il se sent capable, comme un photographe, de développer les émotions qu'il avait recueillies durant l'aprèsmidi. Ce type de phénomènes arrive à tout instant dans A la Recherche du Temps Perdu. Les émotions ne peuvent se développer que dans la durée. Pour prendre une métaphore un peu plate, je dirai que Proust c'est la photo développée à partir d'un négatif et moi, c'est le Polaroïd. J'essaie de créer des espaces qui

 

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soient à la fois le lieu où naît l'émotion, et celui où l'on peut la développer.

On peut prendre le mot "développer" au sens photographique, comme tu viens de le faire à l'instant, mais on peut aussi l'utiliser dans le sens de "changer de dimensions", ce qui est une opération éminemment proustienne: distendre le temps et l'espace pour éprouver les dimensions de la réalité. Ce que l'on retrouve chez toi sous une forme plastique. Chaque fois que tu exposes dans une ville donnée, les événements relatés par tes récits sont sensés s'être déroulés dans cette ville. Catherine de Sélys s'exile à Sète parce que tu exposes à la Villa Saint-Clair, ce qui fait que le temps et l'espace s'en trouvent agrandis.

Si Napoléon avait réellement dormi dans toutes les auberges qui le prétendent, il aurait vécu plus de cent ans,,k et si Andy Warhol avait bu dans tous les cafés new-yorkais où on le dit être entré, il serait mort d'une cirrhose du foie. De la même manière, lorsque l'on aime quelqu'un, on lui fait occuper une aire spatiale beaucoup plus étendue qu'en réalité. Ce phénomène affecte aussi les cours de récréation que l'on retrouve vingt ans plus tard et qui semblent avoir perdu leurs dimensions premières. C'est assez proche de la différence entre un espace mental et l'espace physique. Par exemple, Federico Fellini ne regardait jamais les rushes des films qu'il tournait, car il préférait rester en accord avec le film qu'il avait en tête plutôt que de s'adapter au film qu'il était en train de réaliser. Il pouvait tourner dans des décors très coûteux, y enregistrer des scènes ratées, et ne s'en rendre compte qu'au montage final. Mais il ne voulait à aucun prix abaisser le film qu'il imaginait au niveau du film qu'il était en train de faire. Moi, je ne veux pas ce genre de choses. Je veux qu'il existe un dialogue constant entre ce que j'ai en tête et ce que la réalité va me renvoyer. Si je propose quelque chose, j'attend une réaction en retour. La réalité doit me renvoyer autre chose. C'est un jeu d'échanges que je veux instituer, en rapport direct avec l'espace et le temps. L'écriture m'absorbe beaucoup et je laisse mes textes en repos après leur achèvement, parfois un mois ou deux. Chaque fois que je les retrouve, le temps passé les a transformés d'une manière ou d'une autre.

Peut-on dire que tu te situes, dans ton travail, entre l'immédiat (l'action, l'enregistrement, la vidéo) et le recul (l'écriture et la reconstitution) ?

 

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Ce n'est pas aussi simple. Il y a le temps dans le travail d'élaboration des oeuvres, et puis le temps que les oeuvres elles-mêmes réclament pour être ressenties. Et ce temps là, celui des oeuvres est de plus en plus réduit par les spectateurs. Il y a peu, je regardais les pastels d'Odilon Redon qui sont exposés au Musée d'Orsay et les visiteurs, autour de moi, défilaient à toute vitesse, ne consacrant à chaque pastel que trois ou quatre secondes; autant dire qu'ils ne voyaient rien du tout. Face à une peinture ou à une sculpture, la moyenne des spectateurs n'est prête qu'à donner une poignée de secondes. Ils ne peuvent donc assimiler que des oeuvres coup de poing. Il en existe, mais la plupart des oeuvres demandent qu'on leur consacre un certain temps. Le pari que je tente à chaque exposition, est d'arriver à retenir le spectateur vingt minutes ou une demie heure. Quand on va au cinéma, on sait bien que la durée du film sera au minimum d'une heure et demie ou deux heures, alors qu'on ne consacrera qu'une demie heure au musée et une ou deux minutes à la visite d'une galerie, à l'exception des soirs de vernissage parce qu'on parle et qu'on ne regarde plus les oeuvres. Ce temps obligé, incompressible du regard, permet ensuite, dans des conditions précises, la réminiscence.

As-tu conscience de te livrer à une opération "magique" ? De prendre les quatre secondes du spectateur et d'en faire une demiheure?

Oui, un peu, et cela confirme ce que je disais à propos des techniques de combat dans les arts martiaux. C'est aussi l'idée de prendre des choses infimes et de leur donner une taille visible.

Est-ce que cela ne tend pas à établir une cartographie du minuscule?

Tout minuscule ne m'intéresse pas à priori, mais le simple fait qu'un objet modeste ou un détail insignifiant ait été oublié me touche. De là à en faire une cartographie, non. J'effectue un tri, car certains éléments me paraissent réellement négligeables et d'autres ne fonctionnent pas. Je refuse de faire un relevé de tous les minuscules qui interviennent.

Comment travailles-tu tes personnages? Ont-ils chacun une fiche?

Réagis-tu selon une image précise de chacun ou te permets-tu de

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chambouler toutes les données existantes si le travail en cours l'exige?

Tous mes personnages reposent plus sur des sentiments que sur des réalités physiques. On pourrait faire la comparaison avec les sculptures d'Henry Moore. Selon que l'ensemble doit répondre à un sentiment de lourdeur, de légèreté, d'élongation, il va intervenir en lestant, en évidant ou en étirant. L'aspect physique n'est important que par rapport à un moment donné. Un même corps peut paraître tour à tour imposant ou fragile. S'il faut qu'il soit petit pour correspondre à un état précis, mon personnage semblera petit à ce moment-là. Mes personnages ont une réalité psychologique tangible, mais pas de présence physique définie.

Comme les sculptures d'Henry Moore, Oskar Serti parait très plein mais il est aussi plein de trous.

Ses trous sont des trous de mémoire. Serti n'est pas un personnage dont la vie est définie de A à Z. Je ne veux pas donner de lui une une image trop précise pour lui laisser la liberté d'intervenir dans l'imaginaire de tout un chacun. Je n'ai jamais présenté son image. Si je le fige dans une apparence unique, il ne pourra plus s'adapter de façon évolutive. Je veux avoir un point de recul dans la façon de le présenter. Dans leurs guides, les botanistes préfèrent représenter une fleur, une plante ou un arbre par un dessin plutôt que par une photographie; parce que le dessin représente la fleur en général que tout le monde pourra reconnaître dans son propre jardin alors que la photo décrit une fleur en particulier dans un jardin particulier à une heure particulière.

Lorsque tu agis sur l'environnement par ajouts ou par déplacements, tu obtiens une image à la fois précise mais imaginaire, et floue, parce que la réalité première s'est déplacée...

La réalité n'est réelle que par sa vertu de se déplacer vers chacun de nous. Sinon, elle ne serait qu'une vérité appartenant à quelques uns. Je me souviens avoir vu, il y a quelques années à la télévision, un documentaire hongrois construit autour d'un film d'amateur tourné par un ami de Bartok qui montrait celui-ci en 1940, en train de jouer du piano. C'est le seul film sur Bartok datant de cette époque, et malheureusement, c'est un film muet. La télévision hongroise avait donc demandé à une spécialiste de Bartok de tenter

 

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de retrouver le morceau que Bartok jouait. Le documentaire montrait le film de 1940 projeté sur un écran et dans le même temps la pianiste de profil, les yeux tournés vers le film, les mains au dessus de son clavier (mais pas en contact avec les touches), reprenant dans le vide le mouvement des doigts de Bartok. Et petit à petit, on pouvait voir le morceau entrer en elle. C'était un moment de communion extraordinaire par ce passage émotionnel musical par le regard, par les mouvements des doigts et du corps, et non par le son; comme si la musique pouvait se passer du phénomène sonore. Ce qui m'a troublé aussi, c'est de me dire que l'on pouvait aborder une oeuvre par n'importe quel côté.

Est-ce que ce documentaire a joué un rôle dans l'élaboration de certaines de tes installations?

Oui, énormément. De toute façon, pour obtenir un parfait équilibre entre le texte et l'objet sculptural, j'ai besoin de vide à combler; et dans le texte, et dans l'objet. Si on avait un sentiment de plénitude vis-à-vis de l'objet, le texte serait superflu et ferait doublon, ou il deviendrait une simple illustration. Et inversément. Garder l'équilibre afin que le texte ne devienne pas annexe n'est pas facile. Le vide à combler est souvent pour moi un point de départ. C'est le sentiment de vide à combler qui va amener le spectateur vers l'histoire.

Est-ce que des éléments référentiels comme Pinocchio, le concerto de Ravel ou Edgar Allan Poe, ont une importance fondamentale ou estce qu'ils ne sont que des points de départ?

Ce sont des références importantes, mais pas déterminantes. De la même façon, je réalise toujours mes installations en fonction de lieux ou de contextes bien définis, mais je veux leur laisser par la suite la possibilité d'être exposées dans un autre lieu ou un autre contexte. La référence est un point de départ qui nourrit mon imaginaire, mais que je considère comme un tremplin plutôt que comme un espace clos imposé.

Depuis le début de cet entretien, on a abandonné deux choses: la première concerne la commande, la deuxième leproblème de l'écrit dans l'oeuvre.

La commande correspond à une vieille préoccupation de m'inscrire dans la société, d'être reconnu en tant qu'artiste et de vivre de mon

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travail; c'est-à-dire de savoir que la société accepte de me faire vivre pour ce que je lui donne. Cela me motive aussi de savoir que l'on attend quelque chose de moi. Non pas pour répondre exactement à cette attente, loin de là, mais parce que c'est ça qui me donne une partie de l'énergie dont j'ai besoin pour travailler. L'autre partie venant de moi-même. Et jusqu'ici, à part ma première exposition que j'ai dû imposer, toutes mes interventions sont nées de commandes, de demandes en tout cas. C'est ainsi que j'ai été amené à publier un feuilleton dans un hebdomadaire viennois, le Standart, style Libération. Tous les jeudis paraissait un épisode. Je n'aurais jamais pensé faire ça, quelqu'un d'autre y a pensé pour moi.

C'est le début de l'autonomie du texte dans ton travail ?

Oh non, jamais. Je ne pourrais jamais envisager, un texte qui soit autonome. Je ne peux le faire respirer qu'en l'ancrant dans les trois dimensions. On m'avait déjà demandé d'écrire des textes qui agissent de façon autonome. C'était pout Flash Art, il y a quelques années. Mais pour écrire ce texte, j'étais parti de la constatation que le papier des pages de magazine est tellement fin qu'elles en deviennent presque transparentes et que l'on aperçoit en partie ce qui est imprimé de l'autre côté de la page. Comme si, dans les magazines d'art comme Flash Art, les oeuvres reproduites n'avaient plus de dos, comme si on ne pouvait plus les voir que de face, comme si elles n'avaient plus de mystère... Je.replaçais ainsi le lecteur dans un rapport physique à la page.

Dans le journal viennois, mon intervention paraissait tous les jeudis en dessous du programme de télévision. J'avais imaginé la presentation d'un dessin animé fictif. Chaque semaine, je montrais une image de ce dessin où l'on voyait quelqu'un marcher. Le texte, placé en dessous du dessin, parlait d'un parcours d'Oskar Serti dans Vienne et, à chaque épisode, le petit personnage se déplaçait un peu dans l'espace qui m'était imparti. Pendant un an, chaque semaine, une image statique apparaissait dans le journal. Si bien qu'à la fin de l'année, les lecteurs qui avaient collectionné les cinquante-deux épisodes pouvaient découper les extraits et en faire un petit livre animé. C'était un travail où, encore une fois, le jeu physique et le rapport au temps se côtoient. L'histoire qui accompagnait le dessin, évoquait Oskar Serti constamment pris entre deux éléments, il voulait bouger (devenir un dessin animé), mais son esprit était retenu par deux pôles opposés. Dans un des épisodes, il devait aller visiter, à l'hôpital, son père qu'il n'avait pas

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vu depuis une semaine. Il quittait son appartement, puis, dans la rue, il se demandait si dans son appartement, il n'avait pas oublié d'éteindre le gaz allumé sous une casserole. Quelque chose l'attire et quelque chose le retient. Pendant cinquante-deux semaines, j'ai relaté cinquante-deux événements où il était pris entre deux mouvements contraires, créant autant de situations suspendues qui correspondaient au dessin qu'on avait sous les yeux..

Cette oeuvre me surprend beaucoup: il faut cinquante-deux semaines pour la publier, et lorsqu'on réalise un dessin animé à partir des petits personnages, elle dure moins de trois secondes.

Pour moi, c'est comme faire le rappel de sa vie en un instant. On ne peut y arriver que si on a vécu pendant un assez long temps. Faire intervenir le facteur temps (réel) dans la durée (fictive) du feuilleton soulignait encore ce paradoxe.

On retrouve cette structure dans plusieurs de tes oeuvres suivantes puisque tu poses souvent comme postulat deux événements éloignés l'un de l'autre dans le temps ou l'espace, qui se répercutent quand même l'un sur l'autre.

Disons que je relate des événement passés, éloignés dans le temps, pour me donner un regard plus libre sur l'époque dans laquelle je vis. Ce sont des principes que Corneille ou Racine utilisaient déjà. Il montraient l'Antiquité pour parler de leur époque. Ce ne sont pas les préoccupatiOns du début du siècle qui m'intéressent, c'est l'époque dans laquelle je vis. Avoir comme point de recul un moment historique est un ressort efficace pour rebondir dans le présent. Si je dois parler de mes préoccupations actuelles sans aucune distance, j'ai peur d'être aveuglé par des évidences, d'être moins ouvert. Tandis que m'exprimer par fable me permets plus de souplesse et de profondeur de champs.

Mais est-ce que tu ne reconduis pas, dans l'art contemporain, le principe de ces peintures historiques ou mythologiques dont les personnages poilaient des costumes contemporains de l'artiste?

Les primitifs flamands et les classiques français utilisaient abondamment cet artifice. Moi, j'en donne un équivalent: j'évoque des faits du passé en utilisant le vocabulaire des installations du temps présent.

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Tu disais que la commande était importante pour toi, mais n'est-ce pas la même chosepour tous les autres installateurs, par obligation?

Ce n'est pas un problème qui m'est particulier, c'est le problème de l'installation aujourd'hui. J'ai participé l'an dernier à une exposition dont Daniel Buren était le commissaire. Il m'a invité par lettre a participer à cette manifestation et il précisait que chaque artiste disposerait d'un espace de dix mètres sur dix au maximum. Il décrivait le matériau et la couleur du sol, la hauteur des murs, la composition du matériel d'éclairage et toutes sortes de paramètres techniques, mais il ne disait pas où l'exposition aurait lieu, ni quels en seraient les autres participants. On pouvait occuper les cent mètres carrés, mais on pouvait utiliser un espace plus petit si on le désirait. Buren n'avait contacté que des artistes habitués à prendre en compte toutes les données de l'in situ, mais il voulait les placer dans une situation où ils n'avaient aucune contrainte, ni aucune référence. J'ai retenu de cette expérience une leçon amusante: parmi les artistes ayant accepté, il y avait des artistes confirmés et trois plus jeunes (dont je faisais partie). Les artistes expérimentés ont réalisé des oeuvres très minimalistes dans des espaces très réduits, alors que les plus jeunes ont utilisé absolument tout l'espace qui leur était proposé.

On pourrait penser que cette demande était contraire à ta personnalité, puisque tu interviens surtout dans des lieux affectifs ou que tu charges toi-même d'affects.

Dans un lieu donné, j'aime jouer sur la puissance de la mémoire. L'année du centenaire de la mort de Van Gogh, des tours-opérateurs faisaient visiter Arles en bus pour amener les touristes sur les lieux qui étaient marqués par le passage de Vincent. Le bus s'arrêtait par exemple devant une station-service Total et le commentateur expliquait qu'auparavant se trouvait là le café où Van Gogh venait se désaltérer, ou l'hôtel où il logeait. Les touristes sortaient leurs appareils et prenaient des photos de la station service. C'est une situation merveilleuse. Une fois rentrés chez eux, les touristes étaient obligés de regarder au delà de l'image photographique pour retrouver la présence de Van Gogh. On peut donc transmettre des choses absentes ou disparues à travers des équivalences très approximatives; et mon travail tient compte de cette capacité mentale. Les architectes cherchent des matériaux de construction faits pour traverser le temps, alors que la seule chose qui puisse

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faire durer un bâtiment, c'est qu'on y soit attaché, qu'on aime y vivre. Lorsqu'il devient vieux, on change des éléments, et au fil du temps le bâtiment change; il devient comme l'Argo , le bateau de Jason dont plus aucun élément n'était le même au retour du voyage qu'à l'aller, mais qui portait toujours le même nom, qui était toujours le même pour les marins.

Réagis-tu différemment devant une commande émanant d'un particulier, d'un collectionneur privé, et devant une commande faite par un grand musée d'art contemporain comme le centre Georges Pompidou?

De toute manière, chaque commande est différente en soi.

La commande que t'a faite le Centre Pompidou me semble très spécifique et très ambiguë. Il fallait que tu mettes en valeur leur collection de carnets de dessins de Victor Brauner tout en faisant oeuvre personnelle.

C'était en effet inhabituel, mais la demande était très claire de leur part; pour mettre en évidence les carnets de Victor Brauner, les conservateurs du cabinet d'art graphique avaient préféré le dialogue avec un artiste contemporain, plutôt que le regard d'un historien d'art.

Cette installation occupe une place à part dans ton travail. Oskar Serti n y apparaît pas, mais tu as repris cette histoire sous son nom dans un de tes catalogues. Est-ce qu'elle n'obéit pas à des mécanismes plus complexes que la plupart de tes autres oeuvres?

Quand l'installation a été mise en place, elle ne côtoyait aucune oeuvre, aucune exposition de Brauner. Brauner n'est pas tellement connu du grand public, et beaucoup de visiteurs étaient persuadés qu'il s'agissait d'un personnage de fiction. Ceux qui connaissaient déjà mon travail ont tout de suite fait la liaison avec Oskar Serti. J'avais inventé le nom d'Oskar Serti en pensant à des sonorités exotiques pour une oreille francophone, mais le nom de Victor Brauner est aussi exotique.

J'ignore si tu connaissais la vie de Brauner avant de réaliser cette installation, mais elle est parsemée d'histoires étonnantes ou bizarres, comme les circonstances de la perte de son oeil, qui auraient pu figurer dans tes propres récits.

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Cette découverte a été pour moi un moment inoubliable. Quand j'ai pu prendre connaissance des archives Brauner conservées par le Centre, j~ suis tombé sur cette lettre d'André Breton en partance pour les Etats-Unis au début de la deuxième guerre mondiale et qui écrit (je cite de mémoire): "Mon cher Victor, maintenant c'est toi le gardien du surréalisme". Il lui parle de son immense talent, et il termine par ces mots: "Aurais-tu l'obligeance d'aller arroser les plantes dans mon appartement' En fait, gardien du surréalisme voulait dire gardien de son appartement..

Ton travail était installé au troisième étage, dans la partie contemporaine du Musée, alors que les oeuvres de Brauner étaient accrochées, elles, dans la partie historique au quatrième étage. Les Brauner étaient exposés en même temps, mais pas au même endroit...

Cette distance me donnait beaucoup de liberté. Je m'étais donné avant tout, en tant qu'artiste, la liberté de dire et de montrer que les carnets de Brauner contenaient le meilleur et le pire. J'avais la possibilité de rendre visible l'invisible. Un conservateur aurait eu tendance à 'sacraliser l'oeuvre par une sélection très stricte. Or, si un artiste, dans sa démarche même, a mêlé le meilleur et le pire, c'est bien Brauner. Le carnet de croquis montre l'oeuvre en devenir, dans toute sa fragilité. L'installation était ainsi présentée qu'on pouvait voir une rangée de quatre moniteurs, placés très bas, montrant les mains de l'artiste présentant ses carnets de croquis. Les moniteurs vidéo étaient placés très bas, comme si l'artiste en attente de jugement était un nain. En face de cette rangée, quatre autres moniteurs placés très haut montraient des yeux, les yeux regardaient autant les dessins que les spectateurs qui pénétraient dans le dispositif. Ces yeux étaient omnipotents.

Est-ce que les vidéos qui figurent maintenant dans presque tous tes travaux peuvent être projetées en dehors de la présence de tes installations?

J'envisage toujours les vidéos comme des installations. C'est-à-dire que le lieu où sont placées les vidéos est aussi travaillé que les vidéos elles mêmes; les chaises où vont s'asseoir les spectateurs, la qualité de lumière dans la salle, tous ces éléments sont aussi importants que ceux qui composent la vidéo elle-même.

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Tes vidéos ne sont jamais des vidéos de professionnel visant la perfection technique. Elles ont même un petit coté archaïque...

J'essaie de faire vivre autant la personne qui est filmée que celle qui la filme. Moins le matériel est sophistiqué, plus le réalisateur va devoir s'impliquer et plus le résultat va trahir la personnalité de l'auteur. Cela fait vivre au même niveau celui qui filme et celui qui est filmé.

Mais, en utilisant un matériel proche de celui utilisé par toutes les familles françaises ou belges, est-ce que tu ne rends pas ton travail plus familier à celui qui le découvre?

Je voudrais qu'en regardant le résultat, on ne pense pas à un film mais à la personne qui a tenu la caméra. C'est un peu le contraire de ce que l'on attend d'une vidéo, mais c'est proche de ce que je recherche dans la forme de mes textes. La composante la plus anodine dans une exposition, un cartel par exemple, est tout de même un objet réalisé par quelqu'un, avec un point de vue personnalisé. François Le Lyonnais a écrit un opuscule intitulé Le troisième Secteur (qui concerne le troisième secteur de la littérature) où il considérait que tous ces petits textes officiels - actes de dératisations, faire-part mortuaires etc...- font partie de la littérature. Ils sont écrits par des gens que l'on doit considérer comme des auteurs. Cela me ramène aux ready made. Est-ce qu'on peut prendre un objet qui a été conçu par quelqu'un (même si ce quelqu'un ne revendique pas la position de l'artiste) et mettre uniquement en évidence le cheminement de cet objet d'un état à un autre. Peut-on gommer le rôle tenu par l'auteur de cet objet. Ce n'est pas une question morale de droit d'auteur. Quand Lavier pose un réfrigérateur sur un coffre-fort, on peut actuellement percevoir ses intentions; mais dans cinquante ans, on se dira "oh oui, ils étaient comme ça les frigos, ma grand-mère avait le même, je me souviens de la poignée, etc... ". La forme dessinée, le côté affectif, archéologique, étouffera complètement les intentions de l'artiste; le ready made est trop faible pour lutter avec le temps, l'artiste doit réinventer l'objet qu'il met en jeu.

Comment vois-tu évoluer ton rapport aux objets?

Je pense de plus en plus qu'une installation, telle que je la conçois, doit être interprétée exactement comme une interprétation musicale

 

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peut être interprétée; je dois donc m'employer à définir plus précisément les règles du jeu. Cela ne m'apparait absolument pas une hérésie d'imaginer que quelqu'un, dans le futur - un commissaire d'exposition par exemple - conçoive d'autres objets pour accompagner mes narrations, du moment que ces objets collent à l'esprit de la pièce. Peut-être que, dans cinquante ans, ma façon de présenter des portillons de métro né sera plus vraiment efficace, et qu'il faudra les reconsidérer pour leur donner une forme plus appropriée. L'interprétation de mon travail est en tous cas un point qui me parait déterminant pour sa survie.

Actuellement, mes projets sont surtout orientés vers des installations sonores. Le paysage sonore possède un très haut pouvoir suggestif: il a la faculté de créer chez l'auditeur des impressions et des images mentales très intimes. Ces installations seront présentées dans le noir absolu. Le pouvoir évocateur du son est immense lorsqu'il n'est pas accompagné d'images, il permet à l'imaginaire de se développer en toute liberté. Le noir nous fait perdre nos points de repères habituels, il nous met en situation de déséquilibre. On comble notre sentiment de manque (d'image) par notre imaginaire, et tout notre corps s'y emploie. Rien qu'en écoutant dans le noir certains bruits, certaines voix, on peut ressentir une impression de chaleur, de fraîcheur,, de vertige, etc... Ainsi donc, les objets que je présenterai le seront uniquement par leurs bruits. Je montrerai leurs résonances, comme je montrerai la résonance psychologique des personnages qui évolueront parmi ces objets..

Septembre 1995 - Juin
1996.

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