Entretien avec Patrick Corillon, Février 2010.

Patrick Corillon, Eloi Le Mouël : création artistique & conception d’espaces publics à la croisée des regards.

Les auteurs :

Eloi Le Mouël, docteur en sociologie de l’Université de Nanterre Paris X, est spécialisé en sociologie urbaine des interactions. Chargé d’affaires dans l’unité Conception et Identité des Espaces de la RATP dirigée par Yo Kaminagai, il a d’abord focalisé son travail de recherche, sous la direction d’Isaac Joseph puis d’Alain Milon, sur les enjeux de la culture et du design en espaces de transport. Auteur de différents articles et coauteur de plusieurs ouvrages sur le sujet, il élargit aujourd’hui son champ de recherche aux côtés d’Alain Milon en interrogeant, par le biais de la culture et du design, le lien entre espaces de transports, espaces urbains et espaces publics.
Soucieux de nourrir son expérience professionnelle de son travail de recherche et vice versa, il voit dans ses interventions aux colloques et séminaires, mais aussi en Master d’urbanisme, d’architecture, d’action culturelle et artistique, d’écoles de commerce ou de design, l’occasion de croiser ces deux compétences voisines, mais distinctes.

 

Patrick Corillon, Eloi Le Mouël :
enjeux croisés de création artistique & conception d’espaces publics.

Suite au privilège qui m’avait été accordé d’intervenir au sein du colloque « Invitation au voyage » de la Chaire Karel de Gand, la pertinence de porter un regard nouveau sur la question de la « mise en art » des espaces de transport s’est faite jour. Il s’agissait pour moi de focaliser mon attention sur un terrain situé et ancré au cœur de cette problématique, me permettant de faire émerger des enjeux transversaux à l’ensemble des espaces publics, dont les espaces de transport sont une forme de condensé. Mais plus encore, la vivacité et la liberté des prises de parole de peintres et d’écrivains Flamands que j’ai découvert lors de ce séminaire m’incitèrent à confronter mon regard de sociologue interactionniste à celui qui constitue habituellement pour moi un territoire d’enquête.
Cet article se propose donc de construire les cadres d’une interrogation sur deux notions centrales : la notion de création au sein du travail artistique, articulée à celle d’espace public.
Il est construit sous la forme d’un dialogue prospectif que j’ai proposé à l’artiste plasticien, écrivain, marionnettiste, scénariste, etc. Patrick Corillon, auteur de divers projets en espaces publics et plus précisément en espaces de transport pour la RATP.
Nous avons croisés nos regards en suivant un fil directeur que je lui ai soumis : aborder un suite de thèmes, liés les uns aux autres, partant de la notion même de création pour interroger la notion d’espace, puis celle de public.
Il s’agissait bien sûr de tenter de coudre ces différents fragments d’une même mosaïque pour les faire tenir en un récit cohérent visant à faire jaillir d’espaces identifiés et « mis en art public » des enjeux interrogeant tant la figue de l’artiste, que celle du commanditaire.
Que recouvre, pour les uns et les autres, la multiplication contemporaine de ces scénographies urbaines qui viennent accompagner, parasiter, valoriser, pointer, détourner ou encore théâtraliser nos mobilités les plus quotidiennes ? Quels processus spécifiques convoquent ces dynamiques ? Quelles formes d’engagements les animent-elles ? Finalement, quelle figure de la « chose publique » et du vivre ensemble taisent-elles ou font-elles émerger ?

 

La question de la création

Eloi Le Mouël :
Il conviendrait sans doute d’ouvrir ce dialogue en interrogeant l’origine même de l’acte de création. En d’autres termes, question tout à la fois simple dans sa forme, mais que j’imagine infiniment complexe dans sa réponse : qu’elle est la source de l’agir, la motivation première qui pousse à créer ? Comment devient-on artiste, donc, mais surtout, qu’est-ce qui explique qu’on ait le désir de prendre la parole dans le monde sous cette forme si spécifique ?

Patrick Corillon :
Il y a sûrement autant de réponses que d’artistes et les frontières entre le moment où l’on crée, celui où l’on délivre une œuvre et celui où l’on n’est pas encore dans l’acte de création sont très souvent poreuses. Le rapport au public se joue déjà dans cette première question dans le sens où ce sont très souvent « les autres », quelle que soit la nature de « ces autres », qui dessinent ces frontières. En règle générale, le nom d’artiste est « décerné », un peu à l’image de notre nom propre qui, lui même, nous est donné par d’autres…
Pour ma part, je dirais que ma motivation première est un rapport de compagnie. Je me sens au départ presque plus lecteur qu’écrivain et plus spectateur que producteur d’images. Puis, une transformation s’opère : le dialogue me semble soudain donné par d’autres. Un texte, une situation observée, un paysage, que sais-je encore ? m’emportent dans des états, me traversent d’émotions et laissent en moi des traces – points de vue, réflexions, questionnements, rapports au monde, très puissants. Je n’ai jamais pris cela comme une parole en soi, mais comme le premier élément d’un dialogue… et c’est à moi de répondre à ces mondes proposés par ceux qui me traversent. Je ne dirais d’ailleurs même pas « mes » mondes, parce que je ne nourris pas à l’égard de ces états qui m’agitent de sentiment d’appartenance ou de propriété. Je me positionne donc dans l’univers d’un dialogue avec des formes de vibration du monde.

ELM
En d’autres termes, vous vous situez dans la lignée de ce que François Jullien qualifierait volontiers de « Transformation Silencieuse » où le basculement d’un état ou d’un « étant » à l’autre (passage des ambiances du Sud au Nord de la France chez François Julien ou de l’eau à la neige chez Aristote) est tout à la fois parfaitement perceptible à nos sens et impossible à saisir dans un moment déterminé. Ainsi, plus qu’un prise de parole en tant que telle, vous vous situez en réaction, en héritier de sentiments, d’ambiances vécues ou perçues, de paroles ou d’impressions que « d’autres » – individus, foules, espaces, paysages, musiques, textes – glissent en vous ? La rencontre de leurs mondes fait alors jaillir en vous un désir de création aussi ténu et spécifique dans son intensité que flou dans les formes de son devenir ? Nous pourrions presque parlez de danse, ou de pas-de-deux avec le mouvement du monde d’où émerge un espace autre, fruit de la cohabitation tissée entre vos mondes intimes et ceux que vous percevez au fil de vos pérégrinations…

PC
Oui, tout à fait. Je me situe en réaction, en réponse. Je ne fais pas « table rase » et rien ne viens de moi ex nihilo. Il s’agit vraiment de l’irruption que l’on peut faire dans un monde déjà en mouvement ou de l’irruption de ce monde en mouvement au sein même de votre sensibilité la plus intime. Ce mouvement, sa forme, ses sonorités, ses inflexions appellent de votre monde une réponse, en pour, en contre… mais en tous cas en réaction.
Ces situations qui font jaillir l’appel au dialogue peuvent provenir d’autres créateurs, mais aussi d’espaces publics, de situations géographiques, politiques, historiques ou sociales…

ELM
Vous intervenez par ailleurs dans des domaines et champs variés : vous avez déjà évoqué l’acte d’écriture, mais je vous connais aussi au travers d’œuvres contées, graphiques, d’installations d’art plastique de grande ampleur en espaces publics… Que signifie cette variété de prises de paroles et les mêmes postures sont-elles engagées à chaque fois ?

PC
Non, ce sont chaque fois des mondes différents. Très jeune, je me ressentais – mais c’est peut-être le regard de l’adulte sur l’adolescent qui reconstruit cela ? – comme un réservoir d’expériences diffuses et j’attendais un jeu de regard de la part des autres pour qu’ils viennent susciter en moi des modes de réponses spécifiques. J’ai donc beaucoup travaillé par commandes, qui se situaient pour la plupart dans le domaine des arts plastics. Pourtant, je nourrissais déjà des projets en lien avec les arts du théâtre ; je viens par exemple de recevoir une commande pour concevoir le livret et l’ensemble de la scénographie d’un opéra autour d’un personnage que j’ai imaginé il y a bien longtemps et qui s’appelle Oscar Serti. L’œuvre prendra naissance à Vienne, puis sera itinérante dans l’ensemble des pays germaniques. Il s’agit donc d’un travail tout à fait nouveau pour moi, où je serai en dialogue avec des musiciens de musique contemporaine, mais aussi des lieux et des publics chaque fois renouvelés au fil des déplacements de la compagnie.
Cela me pose la question de ce que les gens voient en moi : qu’est-ce qui suscite la demande de la part du « commandeur » ? Je pense qu’elle est portée par un rapport de confiance. Mais dès le départ, point commun à toutes mes œuvres, il y a la notion de récit ; de récit incarné. Le moment que j’interroge et qui m’aspire est celui où le récit prend corps, quand il s’enracine dans le sol, dans les corps, dans les hommes, dans la voix, dans du papier. Ce sont tous les moyens de transmissions qui tournent autour des récits, non pas vécus comme fuite du monde, mais comme possibilité de le mettre en perspective.

ELM
Nous touchons donc là le noyau, « l’infracassable noyau de nuit » dirait sans doute Breton, qui constitue le périmètre intime où se nourrit, s’agite et se forme votre désir de création. Et de ce noyau mouvant – à l’image du noyau terrestre dont les mouvements secrets font dériver notre sol et le percent parfois – jaillit un magma créatif auquel vous allez donner différentes figurent en fonction de ce qui l’a éveillé.

PC
Tout à fait. Pour revenir à la notion de transmission, Oscar Serti est un par exemple un personnage que j’ai fait naître dans l’Empire Austro-Hongrois et mourir l’année de ma naissance. La conséquence directe de cet état de fait est que tout ce que je lui fait accomplir, je n’ai pu le vivre par moi-même et je ne peux y avoir accès que par le biais d’intermédiaires. Oscar Serti est même né dans un pays qui n’existe plus et il offre à chaque advenue dans le monde le point de vue d’une personne curieuse de ce qui l’entoure, acteur de son monde, mais aussi, presque simultanément, spectateur de son monde ; dedans et dehors comme un exilé. Il incarne en quelque sorte mon rapport au monde.

ELM
Nous pourrions presqu’ici, si vous me le permettez, introduire la question du temps de la transmission et du pseudonyme : puisqu’Oscar Serti vous préexiste et s’efface à votre naissance… Lequel de lui ou de vous a fait naître l’autre en tant qu’acteur du monde, en tant que créateur ; lequel est le pseudonyme de l’autre comme pourrait le dire Alain Milon lorsqu’il aborde la question de l’intemporalité de la création ?
Selon lui, un écrivain capable de répondre à la page blanche lui soufflant LA terrible question : « as-tu seulement quelque chose à écrire », se hisse au-delà de l’anecdote et « héroïse » son temps selon les termes de la modernité Baudelairienne. En ce sens, il déconstruit et reconstruit par les langages de son époque une vibration et des questionnements éternels, essence même de l’humain et comme préexistants à l’humain. Il accède donc à un espace-temps tout à la fois dans et hors du monde, une sorte d’exil dans le monde, où chaque auteur se fait nourricier de l’autre, indépendamment de nos chronologies habituelles. Chaque nouveau créateur va percer le même « espace temps suspendu hors du temps » qui serait le noyau de notre condition humaine, dans toute sa beauté et toute sa finitude et nourrit ainsi des traces qu’il y laisse celui qui le précède autant que celui qui le suit… Peut-être êtes-vous allé chercher Oscar Serti au cœur de ce noyau d’exil et l’avez-vous créé autant qu’il vous a fait advenir ?

PC
Peut-être oui. C’est même le propre de tout personnage de roman à mes yeux. Ils sont métaphores, mais métaphores ancrées dans des formes de réalité et nourries de vastes contrées inconscientes qui échappent par moments au poids des mots et des intentions…

La question de l’espace

ELM
Cette question d’incarnation, justement, nous amène à la notion d’espace. Quelle place lui accordez-vous ? Qu’est-ce qu’un espaces pour vous ? Est-ce une matière conceptuelle que vous saisissez dans les cadres d’un regard analytique et extérieur, ou est-ce une émotion ressentie, au gré d’espaces incarnés où l’on vous demande d’intervenir ? Comment entrez-vous en dialogue avec l’espace ou les espaces que vous rencontrez ?

PC
Nous nous situons ici dans l’ordre du théâtre du monde : un espace n’est, à mes yeux, digne de ce nom que s’il est en équilibre entre toute sa part de réalité et tous ses possibles, tout son potentiel d’imaginaire. C’est réellement ce point d’équilibre qui m’intéresse, plus que les deux tensions qui le constituent ; ce que je qualifierais d’esprit du lieu.

ELM
Vous dessinez donc, plus encore que les cadres du fameux « all the world is a stage » de Shakespeare, les notions avancées par Peter Brook lorsqu’il défend l’idée que l’espace vide devient scène par la présence et le mouvement de l’acteur : par l’interaction entre ce vide et le champ des possibles qu’y fait advenir une présence et un mouvement ?

PC
Je vais préciser ma pensée en vous décrivant un espace vide : la chambre de Dickens à Londres. Je l’ai visitée il y a des années. La visite consiste en la découverte d’un bureau… totalement blanc. Un minuscule cartel indique que des chercheurs ont tenté de retrouver la couleur du papier peint tel qu’il était à l’époque de Dickens. Un petit trou, une carotte, a été percé à cette fin au travers du, ou des papiers peints ; pas plus grand qu’un centimètre de diamètre. On perçoit au travers de ce trou des strates de papiers peints accumulés au fil des ans, pour arriver à la couleur blanche. Ce trou occupe un centimètre dans toute la salle blanche. Mais c’est là le contraire d’un espace vide puisqu’on semble y voir tous les occupants qui sont passés après Charles Dickens…
L’espace vide, à mes yeux, se compare au silence en musique : c’est le moment où raisonne ce qui a été offert avant et où nous nous préparons à recevoir ce qui va suivre.
Je parlerais donc plus volontiers d’espace de liberté, d’espace de possibles. Et la liberté, plus que dans le plein ou dans le vide, me semble intervenir « dans le cadre ». C’est à dire, dans le cadre des lieux, qui en raconte leur spécificité, que ce cadre soit physique, imaginaire ou autre…

ELM
Le cadre serait donc ce que vous qualifiez d’héritage à partir duquel vous entrez en dialogue pour le redéfinir ?

PC
Exactement. Je me donne des points de repère, presqu’à la façon d’un entomologiste, pour identifier ce qui me touche dans un lieu. J’écoute le lieu et ce qu’il éveille en moi.

ELM
Le lieu vient à vous… et engage le dialogue.
Mais, attachons-nous un instant, si vous le voulez bien, à cette notion de cadre. Pourrait-elle être rapprochée de l’Agneau Mystique des Frères Van Eyck que l’on découvre à Gand dans la cathédrale de Saint-Bavon ?
Le dialogue entre Adam et Ève qui y est proposé oppose deux figures absolument stupéfiantes, selon des modalités très différentes. Le corps d’Ève pourrait se définir comme une construction en perpétuelle instabilité, qui pourtant ne s’effondre jamais : l’improbable association entre un corps de femme parfaitement identifiable en tant que tel et tout à la fois, le corps de toutes les femmes tour à tour fragile et triomphant, gracile et enceint, réservé et sensuel. Adam nous est pour sa part présenté sous un jour apparemment plus simple à saisir : plus réaliste, sans chercher à symboliser les états de l’homme dans leur diversité. Pourtant, il semble animé d’une tension et d’une forme de déséquilibre qui intrigue et qui oblige à s’y confronter. Et c’est au bout de longues minutes que l’on découvre la dynamique troublante imprimée par son pied, unique élément de l’ensemble de ce triptyque proliférant qui sorte du cadre. En cet élément infime se concentre une percée vers des champs infinis et imprévisibles, fondant l’humanité dans sa soif de liberté et son incapacité à se plier totalement aux lois. Ainsi le cadre est tout à la fois celui qui permet à la scène (et à l’être humain) de se tenir, mais aussi ce qui doit être brisé pour advenir…

PC
C’est bien ça que j’appelle la liberté du cadre. On la retrouve également dans des cadres tout à fait insignifiants en apparence : le jeu des neuf points que l’on doit relier, sans jamais lever la pointe du stylo. Si l’on reste à l’intérieur du cadre, l’exercice échoue. Il faut donc sortir du cadre, ce qui paraît pourtant aberrant a priori, pour… constituer le cadre. Le cadre ne doit donc pas être entendu comme une soumission. Je parlerais plutôt de confrontation productive avec un cadre qui nous fait face et que l’on peut dès lors interroger, questionner et percer.

ELM
À titre comparatif, nous pourrions d’une certaine façon convoquer ici la peinture de Bacon et ses peaux qui sont les cadres de corps que l’on identifie comme tels sans qu’il cherche à les dépeindre fidèlement ; peaux difformes, informes, à la limite du tas et qui impriment pourtant à ces corps un mouvement d’effondrement perpétuel, toujours suspendu dans le moment de l’avant chute. Comme une chute sans fin, qui ne chuterait jamais tout à fait et recommencerait toujours…

PC
Absolument. Des corps qui semblent toujours vouloir échapper au cadre même de leur peau comme au cadre de la toile…

La question du public

ELM
Ce cadre est donc un lieu de « jeu » et de confrontation ; le lieu d’un dialogue entre vous et l’espace. Mais n’est-ce pas pareillement un lieu de lien possible avec un troisième acteur de la scène ; une sorte de « tri »logue incluant la notion de ou des publics ?

PC
Oui, tout à fait. Mais en amont même de cette proposition, lorsque je parle de scène, j’inclus bien la notion des corps en mouvement dans l’espace.
Je peux illustrer ce propos par une saynète tirée du plus pur quotidien : lorsque je vois par exemple une vieille dame dans la rue, je peux m’amuser à marcher exactement comme elle. Je mets mes pas dans les siens. Et petit à petit, le jeu s’efface pour dessiner un nouveau cadre – celui de cette vieille dame – auquel le rythme, la forme, les séquences de son pas me donnent accès. Tout à coup, je passe du pas au regard et à la perception. Je découvre et je ressens la façon dont elle envisage la vie et le monde. Il me semble percevoir ses peurs, ses appréhensions, son temps de la ville…
Je me souviens d’un événement tout à la fois extraordinaire et très banal, que j’ai observé au rond point Saint-Charles. Un homme hurlait au téléphone, à une époque où les mobiles étaient encore des objets nouveaux. C’était la première fois que j’entendais une conversation intime au beau milieu d’un espace absolument public dont il avait totalement perdu la notion. Il arpentait la place et ignorait tout des voitures qui freinaient pour l’éviter. Il y avait quelque chose de vraiment fascinant à voir ce qu’il faisait d’un lieu, comment il reconfigurait les qualités et la nature du lieu par l’usage qu’il en faisait sans même en prendre conscience.
Cette configuration d’un lieu par l’agir me pousse à élaborer mes projets presque à la façon d’un metteur en scène, en me demandant comment quelqu’un va rentrer à l’intérieur de l’histoire que je construis. Et par « rentrer », j’entends réellement entrer dans la place, au sens propre comme au figuré ou symbolique : faire entrer son pied, sa main, son épaule, son œil, sa tête, sa perception sensible…
Je me pose continuellement la question de savoir comment, par quels procédés et « dans » quel rythme, la scène que je tente de configurer va se révéler à celui qui la recevra. Dans les étapes de création, la charge que je vais donner au spectateur, la manière, le moment de l’amener à entrer dans un projet, de le détourner de son usage quotidien – aussi banal qu’attendre sur un quai de métro par exemple… Bref, en amont de la création de l’œuvre, la charge appelante qu’elle va porter est l’un de mes territoires d’interrogations premier et passe par la compréhension intime du cadre dans et avec lequel l’œuvre à venir va être amenée à dialoguer. Cela fait partie intégrante du dispositif créatif, et plus encore en espace public.

ELM
Finalement, nous pourrions traduire une partie du dispositif de création dont vous parler par ce que Jean-Paul Thibaut a théorisé au travers du regard en action : la nécessité de se saisir d’un espace à la hauteur du regard d’un usager le traversant pour saisir les qualités et les formes d’interactions unissant les deux acteurs de la scène – l’espace et l’usager.
Cela engage-t-il une spécificité à intervenir dans ou sur les espaces publics, la ville, la rue, le métro ? Les modalités exploratoires et d’inspiration y sont-elles spécifiques ? Le fourmillement, les bruits, la structuration ou déstructuration des espaces publics vont-ils avoir une influence sur la forme même de l’inspiration et de l’acte de création ?

PC
Je ne travaille pas qu’en espaces publics et c’est pour moi une forme d’équilibre. J’ai besoin d’ouvrir des formes de créations diverses et qui sont toujours nourries par une accumulation d’expériences vécues, non réductibles à la simple expression d’un lieu particulier, aussi complexe en soit la forme.
J’ai donc quelques projets réservoirs où je me plonge parfois comme un explorateur. Je vis tout ce qui est de l’ordre de l’espace public comme des découvertes, mais je dois préserver des moments de création relevant de l’invention, d’une part d’utopie totale, sans oublier, d’ailleurs, qu’Utopia est à l’origine… un lieu.
Le travail en espace public est, cela dit, un concentré de ce qui m’intéresse à tous niveaux.
Nombre d’artistes, indépendamment de la qualité de leur production, placent leur intervention sur ce terrain spécifique dans un rapport de pouvoir, d’imposition de leur vision et de capacité à faire plier une forme de réalité à leur monde créatif.
Pour ma part, je me situe dans une exploration qui est toute autre. Ce qui me passionne dans la création en espace public c’est la façon dont elle met en jeu toutes les formes créatives de la conciliation et cela autant en amont qu’en aval de l’acte de création. Il n’est pas rare que ce type de projets vous conduise à une table de négociation regroupant parfois quinze à vingt « experts » ou « représentants et délégués », où tous les langages s’expriment et tous les avis comptent. J’ai par exemple dû refaire l’intégralité d’un projet en passe d’aboutir pour l’Hôtel de Police de Limoge, suite à la simple remarque d’un Policier qui soulevait des écueils que personne (dirigeants et moi compris) n’avait identifié. Chaque regard, peut, à chaque instant, se révéler déterminant.
Toute la figure romantique de l’artiste est battue en brèche dans sa confrontation avec l’espace public et les acteurs qui le gèrent ou le font vivre au quotidien. C’est une des spécificités centrale de ce terrain que de vous obliger à rencontrer, mais surtout être compris et entendre des ingénieurs, des chefs de projets, des mainteneurs, des architectes, des designers, des techniciens, des communicants, etc. En plus de la notion de pérennité de l’œuvre – souvent financée par les impôts d’une communauté – l’individu doit savoir se fondre dans les cadres d’une équipe qui représente cette communauté dans sa profonde diversité de culture et d’expression. Il faut donc avoir « la politesse du cadre » et se dire qu’on entre dans un projet commun.

ELM
Une des spécificités de ces projets serait donc que le lieu d’une part, mais aussi l’engagement d’un dialogue avec ces différents langages et ces différents acteurs envisagés en tant que savoir-faire, vont transformer, orienter, redéfinir les formes même de l’inspiration et de la création ? En d’autres termes, l’agir même en espace public influe sur les cadres de l’inspiration autant que l’inspiration tente de redéfinir l’espace ?

PC
Oui. Je n’ai jamais réalisé un projet en espace public qui ait eu, à l’arrivée, le même visage que celui ébauché au travers d’esquisses. Je peux même dire que l’esquisse n’a souvent plus rien à voir avec la réalisation finale.
Ici réside, me semble-t-il, une des beautés de ce travail : je lance des propositions qui sont acceptées ou non et réorientées au fil d’un dialogue permanent qui accompagne l’acte de création dans sa durée.

ELM
Irions-nous jusqu’à convoquer les vocabulaires de la lutte, au sens non dramatique du terme ? Une forme de compétition écologique entre de multiples influences qui disputent les unes aux autres leur territoire d’expression, leur espace de prise de parole ? Une forme de confrontation productive où la rencontre de savoir-faire contribue à reconfigurer pour partie l’œuvre en devenir et son auteur, autant que celui-ci leur ouvre de nouveaux champs ?

PC
J’irai même plus loin : nous pouvons tout à fait convoquer le sens dramatique de la lutte. C’est un engagement fort ; c’est très dur d’intervenir dans l’espace public. Le seul fait de concourir pour un appel d’offre en proposant un projet auquel on croit intensément et de ne pas être retenu peut se révéler très douloureux.
Cela fait sans doute partie d’un parcours de vie au sens plein du terme : apprendre à accepter qu’une intention de changer le monde puisse ne rien valoir. Il s’agit, à tout prendre, ni plus ni moins que d’un concentré de vie !
En ce sens, ce type d’intervention, en amont même de la production de l’œuvre…

ELM
…Lorsque vous parler « d’amont », vous faites référence à la chronologie d’un processus de conduite de projet ? Ce que nous devrions qualifier de phase « esquisse » (ESQ) ou d’« avant projet sommaire » (APS) ?

PC
Oui, une « intention détaillée » à mes yeux…
En ce sens donc, ce type d’intervention requiert de l’artiste de réelles capacités de résistance. La tentation de solitude, d’isolement dans l’acte de création est réelle et souvent nourrie par les difficultés inhérentes aux (droits de) regards et aux exigences permanentes qui pèsent sur votre projet. La sanction est toujours possible.
Elle peut d’ailleurs venir d’un facteur ultime, qui englobe l’ensemble du projet : le temps. Vous savez, en tout cas j’en suis intimement convaincu, que la pérennité de votre œuvre n’est qu’un leurre. Chaque civilisation en précède une autre à venir qui balayera nombre de référents qui nous semblent éternels. La capacité d’une œuvre à exister dans le temps se joue donc avant tout sur sa qualité de transmissibilité, dont vous n’êtes jamais tout à fait sûr de l’avoir pleinement dotée.

La question de l’engagement

ELM
J’aimerais, si vous le permettez, que nous prenions le temps d’approfondir le sens que vous donnez à ce terme « d’engagement fort ». S’agit-il à vos yeux de l’engagement de l’artiste auprès d’un public multiforme ? De l’engagement d’une intention au sein et envers un espace en tant que tel ou encore des autorités organisatrices de cet espace, fragmentées en une multiplicité de compétences et d’exigences ? Comment peut-on qualifier cet engagement ?

PC
Nous touchons ici à une forme de paradoxe. Cet engagement est par certains aspects extrêmement gratifiant. L’intervention en espace public donne le pouvoir d’intervenir dans la vie des gens de façon très intimes. Certains responsables publics vous prêtent d’emblée ce pouvoir, comme s’il vous était naturel et évident d’apporter à un espace une « valeur ajoutée ».
Force est de constater que le domaine culturel, spécialement en espace public, est souvent le fait du Prince. Je vous livre ici une anecdote que je trouve particulièrement signifiante : depuis que je réponds à des commandes publiques, je rêve… que je suis invité chez des gens représentant à mes yeux l’archétype du pouvoir ou plus exactement, de ma part, d’une dynamique de soumission au pouvoir : les deux derniers Présidents de la République Française, Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy !
Intervenir en espace public, c’est donc aussi côtoyer des formes incarnées de pouvoirs, au risque de se laisser griser. C’est souscrire aux cadres de rituels très normés : rencontrer des responsables d’entreprises dirigeant des milliers de personnes, des élus etc. Ce sont eux qui délient les cordons de la bourse et dirigent la commande.
Il convient donc d’accepter ces problématiques, sans sombrer tout à fait dans la figure de l’artiste « fou du Roi ». Il faut savoir se jouer, tout en les respectant, de ces jeux de pouvoirs et des valeurs qui préexistent à la commande…

ELM
La question est donc de jauger en permanence la part nécessaire de négociation avec des cadres normés qui, dans l’acte de création, le dispute à une part toujours menaçante d’impératif appelant une soumission et un reniement ; en résumé, il s’agit d’évaluer en permanence le poids et le degré de fermeture du cadre de la commande ?

PC
Exactement. Je crois que, face à une commande, qu’elle relève d’ailleurs d’une autorité privée ou publique, la question du cas de conscience se pose immanquablement à un artiste. Il convient alors de s’interroger, avec prudence et conviction tout à la fois, afin de juger si un projet nous permet d’exprimer des choses, des idées, des sentiments auxquelles on croit fondamentalement.
J’ai longtemps eu la naïveté de penser que la commande privée était plus contraignante que la commande publique. Or, dans les deux cas, la question émerge avec la même acuité : le cadre – indépendamment du commanditaire – est-il un acteur avec lequel je vais engager une lutte fructueuse, m’obligeant à renouveler mon propos, à ruser et à inventer, ou sera-t-il une muselière ? Dans le second cas, la part laissée à la création empêche radicalement l’acte de création. L’artiste se voit réduit à un simple exécutant et d’autres professions devraient savoir mieux répondre à ce type de commande…
En second plan, mais parfois, ce plan se surimpose au premier, il convient de s’interroger sur le poids que fait peser le commanditaire (sa personnalité et/ou son statut) sur la nature du cadre. Se situe-t-il dans un espace de dialogue où conçoit-il la commande comme un rapport de pouvoir ?
Je trouve finalement ces questionnements très riches pour l’artiste. Ils l’obligent à prendre conscience et connaissance de la complexité de tout un jeu d’acteurs et à décrypter les valeurs qui le sous-tendent.

ELM
La difficulté de positionnement, de définition d’un espace d’expression, est aussi gage d’expérimentation et donc d’enrichissement ?

PC
Le rapport à l’engagement est en cela très complexe. Une œuvre n’a en soi probablement pas de morale ; je n’ai par exemple pas de retenue à entrer dans un roman de Céline. Mais elle est le fruit d’un enjeu qui lui est inhérent et qui traverse l’acte de création, comme il vibre en l’œuvre produite : une forme de devoir de soi à soi, d’engagement – je ne crois pas qu’on puisse parler de morale à proprement parler. Ce qu’on a entrevu ou perçu à l’orée de la création doit être mis à jour, révélé. Il faut mettre à nue les prises de position qui tentent, parfois silencieusement, de se surimposer à l’intention artistique. La question doit être posée, systématiquement et sans retenue, de la nature des cadres, des jeux de pouvoir, des contextes préexistants… Mais je ne dirais pas comme Kant que la morale est prédominante, en tous lieux et en tous temps.

ELM
La part de liberté laissée à l’artiste réside donc en ce lieu qui est un lieu de choix : en définitive, il est toujours libre d’accepter ou de refuser de s’engager dans telle ou telle forme de dialogue créatif. Et cet engagement dans l’acceptation ou le refus résulte de sa liberté à questionner le dispositif créatif dans son ensemble : en questionner les cadres moraux, mais aussi spatiaux, sociaux, organisationnels, culturels, etc.

PC
Il convient sans doute d’y ajouter jusqu’à la place de la « personne », au-delà de celles des « acteurs », avec qui l’on se trouve en rapport dans les cadres de la commande. Je ne suis pas forcément contraint à me poser ces questions seul. La notion d’équipe et des personnes, des individus constituant ces équipes est également primordiale.
Le cynisme, l’élitisme, l’égoïsme de certains interlocuteurs – je pense ici aux équipes d’une des plus grande municipalité de France – rendent l’advenir d’un projet particulièrement difficile, au-delà même de la commande en tant que telle. Je dois avouer que le dialogue avec les équipes de la RATP a été, tout au contraire, particulièrement et régulièrement fructueux.
L’un des enjeux du travail en équipe consiste également à lutter contre les préjugés et présupposés de ses interlocuteurs, d’autant plus que ma vision de l’artiste dans la société est très spécifique et très éloignée des « caprices d’artistes ».
La répartition des préjugés est d’ailleurs surprenante. Il est souvent plus simple de faire tomber les barrières lorsque l’interlocuteur est le représentant, non pas tant d’une institution que d’un métier. Les métiers me fascinent et la rencontre peut se nouer autour d’une transmission, d’une écoute et d’un apprentissage du métier de l’autre.
Avoir un métier, c’est tout à la fois rester soi-même et entrer dans une forme de pensée, qui est aussi une forme de pensée du monde. Si je rencontre un soudeur pour la production d’une pièce, je sais aussi que c’est une forme de vision du monde qui se dessine. C’est en face de moi, la prise de parole et de regard d’un métier qui relie, qui fond et plie la matière et qui est vieux de milliers d’année. Être policier, c’est également un métier d’une infinie complexité… Prendre connaissance du métier de son interlocuteur, dans le cadre d’un projet, est un des moyens les plus passionnants et les plus fructueux de bâtir un langage commun.

La question des processus

ELM
Cette question des langages communs à bâtir m’amène d’ailleurs sur un terrain voisin, quoique distinct. Nous avons discuté les cadres de la commande publique dans votre confrontation à l’espace, aux publics, aux commanditaires, mais pourrait-on focaliser encore un peu plus notre enquête ? Comment reçoit-on, en tant qu’artiste, un Cahier des Charges ? Comment le comprend-on et comment le traduit-on en ébauche, puis en esquisse de projet ?

PC
Un cahier des charges est une source d’infini curiosité. Ce que François le Lionnais qualifie de « troisième secteur de la littérature », rappelant que ces actes juridiques, spécialisés, normés ont pourtant été écrits par quelqu’un, une main, un visage. Ils sont, qu’on le veuille ou non, porteurs d’une vision et ne peuvent se défendre d’une part de littérature et de poétique. Ils permettent donc avant tout de s’interroger sur la façon dont cette personne voit les artistes, et ce qu’elle attend d’une œuvre d’art.
Lorsque vient la question de la conception en vue d’une production, il convient de s’interroger à chaque point du travail de création : puis-je faire cela ou non et quelle en sera la part perçue ? Encore une fois, il n’est pas question ici de soumission, mais d’attention portée à de multiples demandes, langages et interlocuteurs.
Lorsque l’on travaille seul, on peut nourrir un axe, droit comme un rayon laser, qui découpe les choses, les cadres et les horizons. Dans les commandes publiques, on est en recherche permanente du point d’équilibre. Je me souviens de ma courte expérience aux beaux-arts de Liège où l’on nous faisait faire des bustes en terre glaise. J’en ai retenu deux choses : c’est au moment au l’on pose les bases, à l’orée du travail, que se joue l’identité de l’œuvre. Si le nez, la bouche, le menton, les points clefs sont « mal placés », le nez, la bouche, le menton les plus ressemblants du monde ne rendront qu’un reflet très imparfait de la figure recherchée.
Mais plus encore, il convient de tourner autour du portrait durant tout le temps de sa création. Le portrait ne trouvera son point d’équilibre que lorsque chaque point de vue sera juste. Chaque point de vue est dépendant de la justesse des autres : face, profil etc.
La commande publique repose sur les mêmes tensions à équilibrer. Il faut prendre en compte les enjeux artistiques, mais aussi les matériaux, les attentes du quartier, l’histoire du lieu… Le projet est un équilibre fragile où les influences qui paraissent infimes peuvent faire chavirer le tout.

ELM
Nous nous situons donc de plein pied dans le concept de ville envisagée au travers de la figure de la mosaïque, si cher à Erwing Goffman et Isaac Joseph. Chaque parcelle qui compose une métropole est régie par ses logiques propres, distinctes de la parcelle voisine et pourtant le tout offre une image globale cohérente. Le travail du sociologue consiste donc à étudier chacun de ces micro-espaces, autant que l’image globale qu’ils construisent, mais plus encore à interroger la nature du ciment qui permet au tout de « tenir » ensemble en une représentation mouvante et cohérente…

PC
En effet, les dynamiques sont identiques et elles illustrent ce qui fait la force de notre culture européenne : la culture de la mosaïque, à laquelle je suis très attachée, n’est pas celle du melting pot.

La question des situations

ELM
La façon dont vous abordez la question des processus de construction d’un projet artistique en espace public m’encourage à vous réinterroger sur les visages que peuvent prendre les receveurs ou récepteurs de vos œuvres. J’aurais presque envie de parler à leur propos « d’usagers » de vos œuvres, qui, si on se situe dans les cadres d’un espace public type comme le métro, par exemple, répondent à une spécificité vertigineuse : il s’agit d’un véritable « tout public ».
Est-il réellement possible de s’adresser à un « tout » public, improbable tissage, tantôt lisse et tantôt rugueux, d’âges, de cultures, de couleurs, de langues, de comportements, de revenus, d’attentes, de religions, de croyances et de goûts ou est-ce par nature impossible ?

PC
Il est important à mes yeux que mon travail soit le plus ouvert possible. Cela dit, je pense que la question du tout public ne doit pas tant se lire au travers des personnes, ou des publics « individués », qu’au travers des situations. Une personne, qu’elle qu’elle soit, n’est jamais la même au fil d’une journée et des situations qu’elle va rencontrer ou susciter. Je cherche donc avant tout à décoder les spécificités des situations.
Même si chacun y répond de façon personnifiée, je suis au moins assuré que chacun y réagit et est agit, indépendamment de notions de catégories sociaux professionnels, d’âges, de tailles etc.
Il s’agit de donner à la situation le plus de chance possible d’advenir : le plus de chance possible que le plus de formes de dialogues possibles adviennent.
Je ne nomme pas comme tels les dialogues, ou mes œuvres, en règle générale : je ne signale presque jamais mes œuvres en tant « qu’œuvre d’art contemporain ». Ce type de marqueur fort, dans l’espace public, me paraît tuer toute tentative de dialogue spontané et ouvert.

ELM
Vous considérez ce type de marquage comme l’inverse d’une réelle tentative de jouer avec les cadres de l’art en espace public : la surimposition d’un cadre normatif à l’œuvre, imposant un lieu et une forme restreinte aux dialogues possibles ?

PC
Oui. Le fait de nommer une œuvre comme « art contemporain » l’enferme dans un référent lourd de sens dont chacun nourrit une idée a priori… pour ne pas dire préconçue. Le dialogue va donc plus s’engager avec « une œuvre d’art contemporain » qu’avec l’œuvre qui leur est présentée.

ELM
C’est en fait un détournement ou un empêchement de la situation que vous cherchiez à faire advenir ?

PC
Exactement. Cela débouche sur une sacralisation de l’œuvre qui pervertit le regard et inhibe l’intelligence de la situation. Je tente toujours de faire reposer mes œuvres publiques sur une pluralité de strates, afin que la rencontre puisse s’engager, se nouer, avec des publics très différents : strate culturelle, émotionnelle, ludique, spontanée, poétique…
Chacun de ces niveaux de proposition ou d’engagement a, à mes yeux, la même importance que l’autre et personne n’a obligation à tous les découvrir. L’important est que la possibilité soit là, « dans » la situation, et qu’aucun marqueur ne vienne en brouiller les potentialités à advenir.
Pour résumer, je dirais que s’adresser au tout public revient à mes yeux à tenter une posture inverse de celle du Palais de Tokyo : il ne s’agit ni d’amener l’art aux gens, ni d’amener les gens à l’art, mais bien de se situer dans une position de dialogue.

La question du Tramway de Paris (T3)

ELM
Vous avez travaillé, en autres, pour le tramway de Paris qui, fort de ses 140 000 voyageurs quotidiens, me semble concentrer l’ensemble des questions que nous venons d’aborder : espaces, public et tout public, processus spécifique, engagement, situations créées… Comment avez-vous vécu cette expérience ?

PC
Ce fut une belle expérience, que j’ai ressentie comme la preuve d’une marque de confiance. Nous avons parlé des métiers et j’ai rencontré, lors de ce projet, des métiers très divers : ingénieurs, spécialistes des courants, programmistes, éclairagistes, designers, spécialistes du mobilier urbain, aménageurs, représentant de l’ingénierie culturelle, mainteneurs, émailleurs et que sais-je encore ?
Chacun avait, vis-à-vis de mon travail, un degré d’exigence très élevé. Mais le dialogue s’est toujours déroulé en confiance. C’est un projet qui aurait pu se dérouler dans une tension extrême, surtout lorsque nous avons affronté des problèmes techniques vis-à-vis de l’émailleur. Chacun a essayé de réorienter les choses, de proposer des solutions alternatives, de contourner les obstacles…
Dès le départ, nous avions compris que nous serions appelés à travailler ensemble, tout le long du projet. Nous avons fait de multiples points intermédiaires et tous les mois je retouchais les esquisses qui, sous le poids d’un jeu très subtil de dits et de non-dits, s’affinaient à chaque réunion. Les équipes d’ingénierie culturelle m’ont par exemple poussé, avec délicatesse mais obstination, dans mes derniers retranchements : à travailler seul, j’aurais été plus vite content de moi et me serais plus rapidement auto-contenté.
Il s’agit donc d’une expérience riche dans le sens où j’ai la conviction d’avoir été « un peu plus loin » que si je l’avais menée seul.
J’ai mené des projets avec le métro de Toulouse, le tramway de Nantes… J’ai donc l’habitude de ces grosses structures. Mais, je dois le signaler, c’est la première fois que j’ai travaillé avec des équipes aussi présentes et accompagnantes et avec autant de confiance.

ELM
Ce projet a pris place, comme nombre de vos créations, dans la rue. Mais il a cela de particulier que vous intervenez dans et sur un espace répondant à des logiques extrêmement puissantes, normées et focalisées : les logiques de transport de la première ligne de tramway déployée dans Paris intra muros depuis les années 30, se devant de déplacer chaque jour dans des conditions optimales de régularité, de sécurité et de confort plus de 140 000 voyageurs. Le fait d’être dans Paris, la puissance de ce mode en terme de flux voyageurs et de contraintes de sécurité, les formes spécifiques du dialogue engagé par les stations à la rue… Tout cela a-t-il influencé votre travail ?

PC
Bien sûr, en tous points de vue. Si je prends le cas de Nantes, par exemple, la demande émanait des architectes du tramway et il n’y a pas eu de concours comme à Paris : les artistes étaient déjà désignés. On m’a commandé une œuvre, située et nommée : une fontaine, à une place précise. J’ai répondu à la commande avec beaucoup de plaisir, mais j’ai dû me nourrir de ma propre inspiration et motivation pour apporter à la ville et trouver le moyen d’entrer en dialogue avec les espaces.
Dans le cas du T3, un point de vue fort était donné dès les cahiers des charges : ne pas donner l’image de Paris « cité fortifiée » ceinturée par une banlieue radicalement extérieure. L’arrivée du tramway sur le boulevard des Maréchaux était présentée comme une opportunité de coudre des territoires urbains souvent mal reliés.
J’ai pu m’appuyer sur cette volonté et ces mots portant un engagement qui dépassait les « simples » cadres du transport urbain.
Mais, le terrain offrait en lui-même des spectres très larges. Les problématiques y sont piétonnières et permettent de s’approcher au plus près du mobilier autorisant des interactions fines et intimes. Elles sont également celle d’un passage en tramway et d’une découverte de la ville au travers de ses vastes fenêtres. Les voitures sont très présentes dans l’environnement, portant avec elles des rapports de couleur, de bruit, de vitesse…
« Le paysage en mouvement » de Desportes m’a accompagné tout au long de ce projet, tout particulièrement lorsqu’il explique combien l’irruption du train et de la vitesse ont fait jaillir une nouvelle perception des paysages, de biais, mouvante…

ELM
Vous êtes d’ailleurs intervenu sur le tramway à l’articulation entre des problématiques artistiques et fonctionnelles, liées à l’usage normé de la rue. La commande vous demandait tout à la fois de transformer le paysage de la station, mais de respecter des contraintes signalétiques (marquage de sécurité des bais vitrées), lumineuses (éclairage fonctionnel minimal) et matérielles extrêmement lourdes. Comment avez-vous vécu ces contraintes ?

PC
Très exactement comme l’incarnation d’un récit. Je m’explique : l’éclairage des avants du tramway fait par exemple la couture entre plusieurs intentions – les strates dont je parlais tout à l’heure.
Une partie de l’auvent a été conservé en éclairage blanc, pour maintenir un niveau d’éclairage suffisant à la lecture des plans ou d’un roman.
Le reste de l’auvent produit un récit : celui, en dialogue avec le boulevard planté du tramway, d’une prairie dont les verts ondulent d’un auvent à l’autre et qui sont parcouru par une tache de couleur – une fleur.
Lorsque le tramway arrive, les fleurs se multiplient, pour envahir tout l’auvent.
Là aussi, les niveaux de dialogues sont multiples. Certains y verront un jeu de couleur. D’autres, à l’usage, un élément fonctionnel : lorsque les auvent passent du vert à une autre couleur, il est temps de courir pour attraper un tramway à l’approche. D’autres encore tenteront sans doute d’entrer dans la totalité du récit qui leur est proposé.
Cela se rapproche du dialogue permanent que je lis entre la matière même des cadres et l’intention dont on les nourrit. Lorsque j’écris un article pour une revue, par exemple, je tiens toujours compte de la matière des pages, de leur légèreté ou épaisseur, de leur transparence etc. Le texte ne doit pas se soumettre à la matière, mais jouer avec.
C’est l’expression d’une harmonie, en résonance avec le texte de Ricœur sur la mémoire, l’oubli, et le pardon. On y verra sans doute de ma part l’expression d’un héritage de sensibilité très chrétienne… Mais je me pose toujours la question de savoir ce qu’on peut oublier d’un lieu et ce qu’on doit en retenir.
Je crois que c’est ainsi que se construit le monde et que la finalité en est le pardon qui permet de se libérer et de se rouvrir au monde. Que doit-on faire oublier du monde et que doit-on chercher à en (faire) retenir ?
L’espace public, qui est un espace chargé, s’ancre au cœur de cette problématique…

La question du Pardon

ELM
Finalement, n’est-ce pas la strate ultime de votre travail de création que vous nommez là ? Dans un espace public chargé de sa charge propre (administrative, d’usage, paysagère…), mais également de celle qu’y apporte chaque individu qui le traverse, affublé de sa traîne d’émotions, de souvenirs, de rapports au lieux et aux coprésents… Vous tentez d’engager un récit de pardon. Par le jeu des situations que vous proposez, vous appelez à une reconfiguration des attentions portées et distribuées, tant au lieu qu’aux coprésents. Vous invitez à l’ouverture d’un espace jailli du fond du monde, de ce monde qui nous entoure, où l’acte de « séparation » des perceptions entre mémoire et oubli, crée, non plus un espace d’indifférenciation, mais un espace de pardon.
En d’autres termes, vous nourrissez par votre travail en espace public de la vision qu’Annah Arendt prête à l’espace qui « sépare les hommes » : il serait, du fait de ce mouvement de distanciation, le lieu de la production d’un corpus politique.
Vous proposez aux usagers du quotidien, au creux de leurs récits les plus banals (récits de trajet en transport en commun, récits de marche à pied, d’attente à quai, etc.), l’engament d’un dialogue sensible avec un lieu, un composant de l’espace, un élément de paysage.
Et ce dialogue engagé, quelle qu’en soit la forme, ouvre un espace nouveau, de préservation de l’être et de renouvellement de son lien au lieu. L’être sensible soudainement reconnu peut choisir de retenir ou d’oublier son rapport au monde environnant en se libérant des automatismes contraints que Durkheim qualifierait de « fonctionaristation » des usages et Simmel de « figure blasée » de l’urbain.
Dans cet espace jailli au cœur du monde quotidien, le dialogue engagé avec l’espace est, ne serait-ce que pour un instant, un dialogue d’humanité où la jouissance se sépare des formes pauvres de « l’alignement de soi sur la norme ». C’est donc un dialogue, où la figure d’humanité de l’autre (lieu ou personne) émerge dans toute sa puissance et vous prête se faisant la même profondeur d’être au monde ; vous fait advenir tel.
Ce craquement, cette rupture des cadres du quotidien oblige à en proposer de nouveaux, à en réinventer les formes. Elle peut durer une seconde, une minute ; ou bien se répéter chaque jour de l’année. C’est une micro advenue, un infime percement, parfois avorté. Mais c’est a minima une proposition que vous faites aux mondes qui agitent les lieux et les individus qui les traversent, d’entrer dans ce dialogue « de prise de soin » du récit de l’autre.
Une modeste et formidable opportunité d’Utopie qui, mise en chanson se fredonnerait sûrement ainsi : « Et même si c’est pas vrai, c’est quand même peut-être ! »
Je pense que c’est cela que vous qualifiez de pardon ?

PC
Oui sans doute… Dans le métro, par exemple, il y a – banalement – des jours où je suis curieux du monde qui m’entoure et d’autres ou tout me pèse, où je me ferme au monde. Pourtant, lorsqu’on observe les scènes qui se jouent autour de nous, on découvre une infinité de pistes à creuser : une personne qui lit un livre et lève la tête… De quoi est-elle chargée ? L’une de ces horribles personnes qui parlent au téléphone, écoutent un baladeur trop fort… Ne me pose-t-elle pas à chaque fois la question de savoir jusqu’où je peux oublier tout cela et de l’étrange intérêt que je peux porter à cette situation ?
Si nous n’étions que spectateurs du monde, le pardon ne pourrait pas advenir. Intervenir en espace public, oui, c’est vraiment cela : donner des possibilités de recréer le paysage dans lequel on est. La finalité est de révéler un terreau qui est, à chaque fois, bien plus riche que ce qu’on en imagine.
J’y lis l’influence de Proust qui écrit la flânerie, dans toute sa puissance productive d’interrogation de la complexité humaine par la faille, la fissure, le détail. Combien il peut se perdre dans une ride en déployant les strates de vie, sensibles, qui l’on creusée au coin d’un œil ou d’une lèvre. Cette ride de la personne assise sur le siège d’en face est un paysage qui peut raconter la banalité d’un travail quotidien, mais aussi bien se révéler une montagne ou un précipice…

ELM
Oserait-on une proposition aux sonorités surréalistes : cette ride est une madeleine ?!

PC
Oui, oui, bien sûr, une madeleine ! Chargée de ses parfums et saveurs comme autant de récits de vie !

 

La question de la fondation de la chose publique (Res Publica)

ELM
En conclusion de cet entretien j’aimerais aborder un thème complexe qui me semble faire suite logique à la notion de pardon. Dans ce devoir de séparation, d’oubli et de transmission qui préside à votre œuvre, faites-vous une différenciation nette entre l’art et la décoration ou l’enterteinment d’une part et la capacité de l’art à charger (ou non) les espaces urbains de leur portée publique ?

PC
Oui, vraiment. Il y a pour moi une grande différence entre la décoration et la tentative de création artistique. La décoration véhicule aussi des valeurs qui lui sont propres. Mais peut-être que la portée de ces valeurs est différente.
Cela dit… Je viens de travailler sur des papiers peints Tchèques des années trente et j’y ai trouvé des choses sublimes…
Je dirais que la décoration est un écho – dont certains sont magnifiques, fins, subtils.
Mais l’œuvre d’art porte en elle un engagement, une parole pleine. La décoration serait l’écho de cette parole pleine.

ELM
Ce « plein » que vous avancez se situerait dans les cadres d’une convocation plus ou moins totale du spectateur à se faire co-acteur de la scène ? La décoration serait un air fredonné à l’oreille, tandis que l’art serait l’appel à fredonner cet air, à s’engager dedans ?

PC
Sans doute quelque chose de cet ordre, oui. Mais je pense à William Morris et à l’art and craft en Angleterre. Il était tout à la fois l’un des fondateurs du parti socialiste, souscrivait à de nombreux engagements sociaux et politiques… et produisait des papiers peints. Cette production était donc le reflet, sinon le fruit, de récits extrêmement forts. Difficile donc de trancher, même s’il m’apparaît que le papier peint dans la pièce agit en écho à l’intensité d’une œuvre d’art…
Je n’ai pas de certitude. Je suis sûr qu’il y a ici matière à différencier, mais la différence est difficile à qualifier. Il me semble que la charge d’une œuvre est différente ; plus intense.
Peut-être, pour revenir à l’espace public que vous évoquiez dans votre question, puis-je répondre autrement. Si l’on me demandait de produire une « œuvre décorative » pour l’espace public, je refuserais. Les sous-entendus seraient trop lourds : ce serait considérer que le lieu n’est pas un acteur, ce qui va radicalement à l’encontre des mes convictions.

ELM
Je me permets une dernière question. Décorer un lieu, ne reviendrait donc pas à vos yeux, sous des aspects feutrés et valorisants, à le vider de sa capacité à tenir une parole et un rôle ; à le déposséder de sa portée d’acteur de la scène, par opposition à un propos artistique qui, réussi ou non, tente de le charger en âme ?
Je pense ici à l’analyse de Joëlle Zask, qui me semble convoquer les même registres que ceux que vous avez activés, lorsqu’elle affirme : « On peut dire par anticipation que chaque public ajoute ensuite à l’œuvre de nouvelles possibilités de reconnaissance. C’est ainsi que, de proche en proche, on peut parvenir à l’universel ; la reconnaissance universelle d’une œuvre viendrait du fait que celle-ci serait parvenue à avoir une action universelle - à toucher ou plutôt à « bouger » tout le monde, soit directement (ce qui n’est sans doute jamais encore arrivé, mais reste envisageable), soit par l’intermédiaire de l’influence que ses divers publics exerceraient les uns sur les autres. L’œuvre crée le public, tout autant qu’elle est produite par lui. Ici aussi c’est la rencontre qui compte. »
Décorer un lieu, ne serait-ce pas le frustrer de ses potentialités de rencontre, et donc de son universalité à créer et être redéfini par un public en action ?

PC
Oui. Je pense que se pose ici la question de la sincérité du dialogue engagé.
Il me paraît absolument nécessaire de préserver, dans l’espace public, des lieux de repos du regard. La décoration, entendu dans son sens le plus pauvre, peut servir à un salutaire – et ponctuel – relâchement. Mais alors, elle doit être présentée pour ce qu’elle est, sans honte et sans duperie ; non comme une œuvre.
La décoration en espace public est intéressante lorsqu’on la place en dialogue avec une œuvre d’art, lorsqu’on différencie les prises de parole. Un lieu peut être plus ou moins chargé en récit et en intentions. Et chaque lieu trouve sa place dans un récit de vie et de trajet. Il convient cependant de ne pas faire tenir à ces lieux des postures qui ne leur correspondent pas.

ELM
En résumé, la décoration a autant droit de citer – ou de cité – que l’art. Mais isoler un lieu dans les cadres restreints d’une intention décorative, close sur elle-même et enfermée dans une parodie de discours artistique, c’est frustrer le lieu de sa porter à agir le monde et oublier la mise en garde de Joëlle Zask lorsqu’elle rappelle que : « L’art comme la démocratie réclament une visée d’universel sans transcendance et sans uniformité »

PC
Oui, tout à fait. C’est empêcher les situations dont le lieu est porteur. Avec toutes les conséquences qui en découlent sur la construction de l’être au monde et donc… du monde.

 

Bibliographie :

ANZIEU Didier, Le Penser. Du Moi-peau au Moi-pensant, Paris, Dunod, 1994

Desportes Marc, Paysages en mouvement : transports et perception de l’espace XVIIIème – XXème siècle, éd. Gallimard, coll. Bibliothèque illustrée des Histoires, 2008

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Durkheim Émile, De la division du travail social, éd. PUF, 1893; rééd. 1991

Hannah Arendt, Fragment 1, Qu’est-ce que la politique ? Seuil, coll. L’ordre philosophique, 1995

JOSEPH Isaac, Météor, les métamorphoses du métro, Paris, Économica, coll. Études sociologiques, 2004

JOSEPH Isaac, « Reprendre la rue », introduction de Prendre place. Espace public et culture dramatique, actes du colloque de Cerisy, JOSEPH Isaac (dir.), éditions Recherches - Plan urbain, 1995

JOSEPH Isaac, Erving Goffman et la microsociologie, Paris, PUF, coll. Philosophies, 1998

Julien François, les transformations silencieuses, éd. Grasset & Fasquelle, 2009

LE LIONNAIS François, Les lettres nouvelles, 1972

LUSSAULT Michel, De la lutte des classes à la lutte des places, éd. Grasset, Coll. Mondes vécus, 2009

MILON Alain, Le Métro parisien, lieu trans-hospitalité, in Le Livre de l'hospitalité, MONTANDON A. (dir.), Paris, Bayard, 2004

Ricœur Paul, La mémoire, l’histoire, l’oubli, éd. Le Seuil, coll. L’ordre philosophique, 2000

Simmel Georg, Les grandes villes et la vie de l’esprit , éd. L’Herne, 2007

THIBAUD J.-P. T, Regards en action. Ethnométhodologie des espaces publics, À la croisée, 2002

ZASK Joëlle, La Démocratie comme culture, Programme d’enseignement et de recherche, Concours DE. EHESS, 2003
Eloi Le Mouël, « Mise en art d’espaces de transport & perceptions sensibles ; le cas de la RATP », Décembre 2009, Chaire Karel Geirlandt | Colloque « Invitation au voyage » | Gand
JULLIEN François, les transformations silencieuses, éd. Grasset & Fasquelle, 2009
Un personnage, à la croisée entre écrit et graphisme, né de l’imagination de Patrick Corillon et qui promène sa silhouette et ses aventures insolites dans des lieux variés (du livre au mobilier urbain de centre ville) au Canada, En Corée, en Belgique, en France – Parc de la Courneuve, Albi, Marseille. Il a accompagné pendant dix ans Patrick Corillon dans toutes ses expositions…
Alain Milon, Séminaire de Doctorat Blanchot et la littérature, Nanterre Paris X, 2006
L’Agneau Mystique, achevé par les frères Van Eyck en 1432 et que l’on découvre à Gand dans la cathédrale de Saint-Bavon.

Dans le 15èmé arr. de Paris.
THIBAUD J.-P. T, Regards en action. Ethnométhodologie des espaces publics, À la croisée, 2002
François le Lionnais (pataphysicien et l’un des fondateur de l’Oulipo), Les lettres nouvelles, 1972
DESPORTES Marc, Paysages en mouvement : transports et perception de l’espace XVIIIème – XXème siècle, éd. Gallimard, coll. Bibliothèque illustrée des Histoires, 2008
RICŒUR Paul, La mémoire, l’histoire, l’oubli, éd. Le Seuil, coll. L’ordre philosophique, 2000
SIMMEL Georg, Les grandes villes et la vie de l’esprit , éd. L’Herne, 2007
ARENDT Hannah, Fragment 1, Qu’est-ce que la politique ? Seuil, coll. L’ordre philosophique, 1995
SIMMEL Georg, idem
DURKHEIM Émile, De la division du travail social, éd. PUF, 1893; rééd. 1991
14 ZASK Joëlle, La Démocratie comme culture, Programme d’enseignement et de recherche, Concours DE. EHESS, 2003, p. 6

 

Patrick Corillon a remporté en 2006 le concours piloté par la RATP visant à ponctuer le parcours du T3 d’un récit artistique prenant les stations comme lieu d’expression. Les équipes d’ingénierie culturelle de la RATP avaient rédigé un cahier des charges culturel insistant sur trois points de renouveau urbain apporté par le tramway : la mise en art des mobilités devrait souligner le renforcement des synergies Paris intra-muros/communes limitrophes, dialoguer avec le parti pris d’aménagement vert du T3 (stations arborées et boulevard jardiné) et enfin, détourner subtilement des langages fonctionnels et de sécurité tel que le marquage des parois vitrées ou l’éclairage des auvents pour renforcer le lien à la ville.

Sa réponse consista en la déclinaison d’un parcours onirique, centré sur la végétalisation des signes, traces et symboles que l’environnement de la station et le tramway en lui-même pouvaient proposer.

Les parois vitrées du tram sont ainsi révélées par l’irruption d’un graphisme végétal qui joue sur le plan de quartier environnant chaque station. Centré sur le Boulevard des maréchaux qui se métamorphose en soudure de territoires, des fleurs urbaines croissent, tantôt vers Paris, tantôt au cœur des communes limitrophes. Ces parcours oniriques sont ponctués de comptines bucoliques et poétiques, dessinant des routes secrètes nous menant de fleur en fleur (ici, Porte de Versailles, Les Coquelicots)

Le dialogue se poursuit, en prise direct avec le rythme de la ville. Le dos des armoires techniques se transforme ainsi en support de l’intervention. Une plaque émaillée (matière traditionnelle des noms de stations RATP) décline le propos et permet de rebaptiser les stations en fleurs de la rue et du tramway : fleur de Versailles (Porte de Versailles), Fleur d’Ivry (Porte d’Ivry)… ou encore fleur de Brançion (Brançion), chacune associant à cette nouvelle dénomination, un graphisme et une couleur spécifique offerts aux regards des piétons et automobilistes.

Les auvents parachèvent cette mise en art des mobilités urbaines par un dialogue entre différents états en accord avec la vie du tram. Un éclairage blanc standard éclaire les usagers en permanence, permettant la lecture des plans, informations voyageurs… Ou tout simplement d’un livre. Cependant, un jeu de couleurs lumineuses vient animer les auvents et fredonner une douce comptine aux pupilles des piétons.
Lorsque le tramway est éloigné de la station (photo de gauche), une gamme flottante de verts évoque l’ondulation d’une prairie de fin d’été sous le vent. Une fleur dont la couleur varie à chaque station et symbolisée par une auvent, éclot ici ou là, selon un rythme lent.
Lorsque le tramway approche, en accord avec la signalisation dynamique en station, le rythme d’éclosion des fleurs s’accélère.
Lorsque le tram est à quai, l’ensemble des avants s’habillent aux couleur des fleurs de la station (photo de droite, tram à quai à la Cité Universitaire, fleur rouge), puis se retire au départ de celui-ci pour reprendre un aspect de prairie.

Les stations du T3 se trouvent ainsi pleinement insérées dans leur environnement urbain, allant jusqu’à mêler dialogue fonctionnel et sensible aux lieux. Les propositions de rencontres dont Patrick Corillon les a chargées sont multiples dans leur forme, mais aussi dans leurs modalités d’engagement. Elles combinent subtilement des invites de proximité et de chuchotement à des propos haut en couleur, des discours émotionnels, ludiques, pédagogiques ou poétiques, multipliant les possibilités d’entrées en résonnance.

supports sensibles et émotionnels, pédagogiques, ludiques et poétiques…