Pour la famille des escaliers dans les philharmonies…

Entretien avec Patrick Corillon
Hélène Pierrakos

 

Le titre de votre spectacle avec le Klangforum, «Oskar Serti va au concert. Pourquoi?» ressemble à une énigme. Une première piste pourrait être de nous dire qui est cet Oskar Serti?

C’est une sorte de procédé romanesque, Oskar Serti est un personnage que j’ai imaginé naître à Budapest en 1881 et mourir en 1959, c’est-à-dire l’année de ma naissance. Pourquoi 1881? Parce que toutes les aventures que je lui ai prêtées, je n’aurais pas pu les vivre. J’ai donc toujours besoin d’intermédiaires, et je me nourris soit de choses que j’ai connues par des rencontres avec des personnes qui viennent d’un monde qui n’est pas le mien, soit de ce que je connais – de livres, de romans, de films. C’est cette transmission qui m’intéresse en premier lieu. Je l’ai fait naître aussi la même année que Béla Bartók, l’un de mes musiciens préférés, qui a eu un destin particulier, puisque né dans l’Empire austro-hongrois, il n’a jamais pu retrouver ses origines, c’est une sorte d’exilé. Oskar Serti, c’est cela – le principe d’un exilé, quelqu’un qui, où qu’il aille, aura toujours un pied dedans (parce que c’est quelqu’un d’extrêmement curieux, qui est dans la vie) et un pied dehors. Il sera par la force des choses acteur et spectateur de sa vie.

Le monde des Habsbourg, c’est une période qui vous émeut sur le plan artistique ou qui vous fascine parce qu’elle est riche de bouleversements idéologiques? Ou les deux?

Vraiment les deux. Je suis très sensible à beaucoup d’auteurs issus de la Mitteleuropa, parce qu’ils sont vraiment à la charnière entre deux mondes – oriental et occidental. En France nous avons eu beaucoup d’exilés qui venaient de ce monde et qui ont beaucoup apporté – Victor Brauner (((?))), Panaït Istrati ou encore Elias Canetti, un auteur que j’aime énormément, et qui a beaucoup parlé des langues, de l’identité dans son lien à la langue. Je me sens très proche de cette façon de voir les choses. Il y a quelque chose de vraiment fascinant dans les rapports de la langue avec le monde. Tout mon projet tourne autour de la langue. Je dirais même qu’Oskar Serti, c’est un nom qui ne signifie rien mais qui est musical… Une langue, c’est un point de vue, c’est même une perspective très précise. Le mot exister, selon le sens étymologique, c’est ex-istere – se tenir hors de soi. Parler une autre langue, c’est une façon de se tenir hors de soi, et aussi de trouver un autre soi. En quoi est-on autre dans une autre langue? Si la musique m’intéresse, c’est justement parce qu’elle a aussi le statut d’une langue.

Comment pourriez-vous définir votre rapport à la musique?

Il est vraiment lié à Bartók, qui me touche comme je n’ai été touché par aucun univers artistique. Dans les arts plastiques ou la littérature, j’ai l’impression d’être dans une sorte de sérénité, alors que la musique ouvre pour moi des mondes inconnus et mystérieux. C’est Bartók qui les as ouverts pour moi, et, ne sachant pas lire les partitions, je n’ai pas d’accès direct à la musique, je ne peux être que spectateur. C’est peut-être ce qui me met dans cet état d’abandon, que je ne ressens pas avec d’autres formes d’art. En ce moment, je travaille sur un projet d’opéra autour des Aveugles de Maeterlinck, c’est une production gantoise qui a monté ce projet qui va tourner en Belgique, aux Pays-Bas et dans le nord de la France. J’ai travaillé avec le compositeur Daan Janssens qui s’étonnait de l’état dans lequel j’étais lorsque je lui disais ce que je voyais dans le texte. Il disait: «Mais c’est fou, on dirait que tu es musicien!» Parce que je me laissais vraiment aller à voir des images, à essayer de lui dire ce que je ressentais. Il me fallait me mettre debout, faire de grands gestes. Depuis quelques années, je travaille avec la scène et là, j’ai cherché les moments musicaux et j’ai écrit les histoires sur des moments musicaux qui viennent de Bartók de Ligeti, de Peter Eötvös, cela peut donc être assez large…

Comment le projet a-t-il pris corps avec le Klangforum Wien?

J’avais fait il y a des années une exposition à la Tate Gallery, cela remonte à 1999 ou 2000. Sven Hartberger avait vu l’exposition, qui tournait déjà autour du personnage d’Oskar Serti. Il a eu l’idée de faire une soirée musicale et… cela a pris dix ans pour que l’idée mûrisse un peu! Dans cette exposition, il n’y avait pas une note de musique. C’étaient des textes et des objets dans une exposition. Mais il se trouve que la compagne que j’ai inventée pour Oskar Serti est une pianiste, Catherine de Sélys. J’avais écrit par ailleurs au moins une vingtaine d’histoires autour de la musique, sur les silences de John Cage ou de Morton Feldman. J’avais lu aussi quelque chose qui m’avait énormément touché à propos de Bartók: quand il jouait ses propres compositions, il était parfois saisi de l’angoisse terrible de devenir prisonnier de ses propres compositions, c’est-à-dire de ne plus avoir aucun contact avec le monde réel. Et pour conserver ce contact, il se mettait à improviser en plein concert! Et à ce moment-là, les musiciens, qui, eux, étaient dans la réalité de la musique qu’ils jouaient, perdaient totalement le fil. Il y avait donc comme un basculement. J’avais écrit aussi une pièce autour du Concerto pour la main gauche de Ravel. J’ai ainsi écrit plusieurs histoires qui font plus ou moins référence à des moments de musique, mais aussi à des états.

Vous diriez que vous êtes plutôt un homme de lettres, un homme de théâtre ou un plasticien? Ou les trois?

Ce qui m’intéresse c’est l’idée du récit incarné. Le moteur, c’est le récit: un principe narratif, écrit mais qui peut aussi être dit. Je dirais que les récits sont presque comme de l’eau qui peut aller n’importe où, qui peut entrer dans toutes les formes. C’est le courant qui entraîne nos vies et notre regard sur le monde. Dans mes projets, les livres ont autant d’importance que leur incarnation scénique. Cela peut vraiment prendre toutes les formes. Mais c’est aussi l’idée, très importante pour le spectacle avec le Klangforum, qu’un récit passe par le corps. Un exemple: une petite fille assise sur un banc de bois, à côté de son grand-père qui lui raconte une histoire, peut n’être sensible qu’aux vibrations de la voix grave du grand-père, qu’elle ressent dans le bois dans son dos. Pour moi, un récit s’ancre aussi dans l’humanité par cette présence physique et plastique. Donc, si je suis plasticien, ce n’est que pour ces incarnations. Si j’ai un rapport à la musique, ce n’est que pour l’idée qu’à un moment donné, une voix doit être porteuse de sens, mais aussi de vibrations.

Le public va découvrir le spectacle par une série de chansons et une série de récits. Et lorsqu’on explore votre site internet, on y découvre d’autres séries d’objets ou de thématiques. Est-ce que le principe de la «série» vous intéresse en tant que tel?

Oui, bien sûr, il y a l’idée de la déclinaison et aussi celle du cadre. J’adore le piano, parce que pour moi c’est un monde infini dans un espace fini. Les touches sont physiquement cadrées, l’espace lui-même du piano forme cadre, y compris pour la main du pianiste. C’est différent pour les instruments à cordes, peut-être du fait des lignes courbes aussi, il y a une espèce de liberté... Mais c’est pareil pour la page, en revanche, on peut mettre l’infini dans les mots, mais ils sont toujours cadrés par l’espace fini de la page. J’ai toujours été attiré par les contrastes parce que j’avais l’impression que c’était là que l’infini trouvait sa juste mesure, que la mesure de l’homme, c’est de placer de l’infini dans du fini. Exactement comme dans le mouvement littéraire Oulipo, où l’on se donne des règles littéraires au départ. Ou encore Italo Calvino, dans Le baron perché, écrivant l’histoire d’un gamin qui décide de vivre dans un arbre jusqu’à sa mort. C’est la contrainte qu’il s’est imposée et c’est une contrainte terrible, mais en elle, il va placer le monde. Pratiquement tous mes projets se construisent aussi autour de contraintes. Je travaille d’ailleurs beaucoup sur commande. Je ne fais pas uniquement cela, mais cela m’intéresse fortement, car la commande me permet d’entrer dans un cadre, dans un contexte. Et la question devient: comment le monde que je porte en moi – et je ne dis pas que c’est le mien, on n’est jamais qu’un passage –peut-il entrer dans ce cadre?

La série, c’est le fait d’épuiser un sujet, d’aller jusqu’au bout de ce qu’il peut donner. Je crois aussi à la répétition, chaque fois différente. Je ne suis pas un artiste événementiel, je ne cherche jamais à faire des «coups»; je cherche à être toujours le plus profondément doux et le plus profondément sensible. Et j’ai l’impression que la série me le permet. Il y a un cadre et de petits déplacements peuvent alors prendre, par instants, une certaine ampleur.

Cela donne aussi au spectateur qui découvre votre univers une liberté assez paradoxale. Comme vous proposez tout un univers de séries (ne serait-ce que la série de chansons ou de récits dans le spectacle «Oskar Serti va au concert»), nous pouvons rêver d’autant plus, en nous appropriant chacun de vos objets… Le spectateur ferait une expérience franchement différente, si votre projet ressemblait tout simplement à une «œuvre» finie ou plus conventionnelle.

Oui, absolument! Vous mettez le doigt sur le fait que je n’essaie pas d’organiser ni l’objet, ni le projet en général; chacun entre là avec son propre monde. Pour revenir au personnage d’Oskar Serti, je ne cherche vraiment pas le faux, le faire semblant… Je ne veux pas «faire croire»… Mon but n’est pas que des gens croient à quelque chose qui n’existe pas. Il est de créer une complicité: quelle est la part de vérité que l’on trouve dans la fiction? Nous nous construisons aussi sur des formes de fiction, la fiction n’est en aucun cas du faux. Nous avons tous une théâtralité et nos identités reposent sur des théâtralités. Le trouble autour du personnage d’Oskar Serti touche à nos identités.

De prime abord, on pourrait croire que vous avez le goût du canular; en fait c’est exactement le contraire!

Il y a quelques années, un journal de Vienne, Der Standard, m’avait commandé un feuilleton autour d’Oskar Serti. Cela racontait les promenades d’Oskar Serti dans les rues de Vienne, à raison d’un épisode par semaine pendant un an. Et deux mois plus tard, l’un des journaux concurrents publiait les «contre-aventures» d’Oskar Serti! Il éditait des aventures très vulgaires, très trash. Je n’ai pas cherché à savoir qui était l’auteur. Mais j’ai fait souvent d’étonnantes expériences de ce genre. Pour une exposition que j’avais présentée à la Courneuve, par exemple, qui tournait aussi autour du personnage d’Oskar Serti, j’ai reçu par la poste un grand colis contenant l’un des objets qui faisaient partie de l’exposition, avec une lettre, signée Catherine de Sélys, la bonne amie d’Oskar Serti, me disant: «Monsieur, cela fait des années que je vous laisse étaler au grand jour ma relation avec Oskar, maintenant je vous dis: trop c’est trop! Prenez ceci comme un avertissement!»

C’est extraordinaire que quelqu’un se soit approprié votre univers, pour jouer avec vous au fond!

Totalement! Mais c’est ce rapport de complicité que j’aime bien. C’est vraiment l’idée que l’on peut entrer dans des formes de fiction, mais avec le corps, dans une sculpture, dans un parc… Et ce projet avec le Klangforum, c’est justement d’entrer dans un lieu chargé d’histoire et d’imaginaire et de se demander comment les récits peuvent rendre compte de l’esprit du lieu. Le premier lieu pour ce spectacle, c’est le Konzerthaus de Vienne.

Mais la Philharmonie Luxembourg n’a que six ans; elle est justement beaucoup moins chargée d’histoire.

C’est vrai, mais j’essaie de faire des histoires qui se prêtent à différents lieux. Je tiens à une sorte d’abstraction – je ne veux pas que l’on s’arrête sur les histoires en tant que telles, mais je ne veux pas non plus que les objets soient trop incarnés. Je me sens très souvent proche de Magritte: quand il peint un objet, c’est l’idée de l’objet qu’il peint. S’il peint un chapeau, on ne se dit pas: ah, c’est le chapeau d’une personne qui a souffert, ou qui a vécu ceci ou cela… Si j’écris une histoire autour d’un escalier, ce n’est pas tellement cet escalier-là qui m’intéresse, mais l’idée de gravir des marches. Mes histoires sont construites un peu comme cela. C’est pour la famille des escaliers dans les philharmonies…

Vous diriez que c’est aussi pour ça que les histoires d’«Oskar Serti va au concert» sont sur ce ton naïf et comme émerveillé?

Je cherche vraiment ce qu’on appelle l’écriture blanche, une sorte d’écriture documentaire, quelque chose d’assez factuel. Quant au côté émerveillé, je suis tombé dedans quand j’étais petit – je suis béat! Et on ne peut pas changer sa nature…!

Qu’est-ce que ce spectacle exactement?

Le titre est une question toute simple: pourquoi est-ce que l’on va au concert? Dans «Oskar Serti va au concert», j’ai le sentiment que j’essaie d’entrer dans l’épaisseur du mot pourquoi. De me situer dans des strates qui peuvent être psychologiques, métaphysiques, complètement historiques ou encore purement sentimentales. Aller au concert, pourquoi? Le principe, c’est que l’on est chargé de quelque chose, lorsqu’on va au concert. Quand on va dans un lieu, on n’y entre pas vierge. Aller dans un lieu de culture - mais je dirais presque aussi: aller n’importe où – c’est toujours une rencontre entre ce que nous offre le lieu et ce que l’on offre au lieu, ce dont on est chargé. C’est cette idée que, chaque fois qu’il allait au concert, Oskar Serti était chargé de choses appartenant à la vie quotidienne… La première du spectacle a lieu à Vienne, patrie de Freud, auteur de La psychopathologie de la vie quotidienne, avec toute cette théâtralité des objets quotidiens. Mais je voulais aussi aborder les conventions de la mondanité, sans aucune dénonciation ni règlement de compte. Cet émerveillement, dont nous parlions tout à l’heure, c’est se demander chaque fois: de quoi sommes-nous faits? Et l’on se dit: c’est incroyable, la complexité des choses qui nous font. Une seconde d’attention à la musique peut nous renvoyer à mille ans de musique populaire, à cinquante ans d’avant-garde, à une conversation que l’on a eue le matin, au fait qu’on ait mal au pied. C’est montrer aussi l’épaisseur du moment musical pour un spectateur. Montrer à quel point on est acteur, et que le temps du spectacle est un temps que l’on doit mettre absolument en corrélation avec les temps alentour, c’est-à-dire notre vie…

Il y a différents moments dans le spectacle: les moments musicaux à proprement parler, dans les différentes salles mais la majorité des récits se feront ailleurs. L’un n’illustre pas l’autre, chacun a sa propre vérité. Et le fait de passer d’un lieu à l’autre, c’est aussi l’idée que l’on passe d’un monde à l’autre. On est chargé de la musique que l’on vient d’entendre pour écouter les histoires, ou chargé des histoires que l’on vient d’entendre pour écouter la musique: cela se pose en termes de charge plutôt que d’illustration. Il y aura comme de grands paravents de deux mètres de haut, avec des rouleaux, qui montreront des images relatives aux histoires que vont raconter les musiciens. Il y a quatorze histoires, qui touchent un peu tous ces domaines-là, excepté peut-être la musique populaire. Parce que pour cela, il y aura toute une collection de dessins populaires, que j’ai réalisés. Une sorte d’art naïf, mais dont je suis le créateur.

Comment commenteriez-vous le fait que beaucoup de ces chansons parlent d’un instrument de musique?

Par rapport aux dessins, c’est l’idée que l’instrument, d’une certaine manière, est aussi vivant que le musicien. Il y a là un peu d’animisme, l’idée d’un aspect presque magique de la musique. Et pour les instruments, se dire que ce sont aussi des personnages.

Dans les articles que l’on peut lire sur votre travail, on parle de vous ici ou là comme d’un artiste surréaliste. Mais tout ce que vous évoquez là n’évoque pas du tout le surréalisme…

Non, le mouvement dont je suis le plus proche, c’est le romantisme, pas dans le sens dévalué qu’on lui donne parfois aujourd’hui, mais dans celui du rapport entre le paysage extérieur et le paysage intérieur, qui fusionneraient pratiquement. L’idée d’un grand tout, et la peau qui n’est que quelque chose qui vibre entre les deux.

Où les paysages, en somme, seraient comme les métaphores des sentiments?

Exactement! Mes récits, je les place toujours dans des lieux, mais c’est aussi ce rapport entre lieu intérieur et lieu extérieur. L’esprit du lieu, pour moi, c’est précisément cela. C’est le romantisme qui a le mieux approché, je crois, ces questions-là. Mais je n’ai pas encore vu la Philharmonie Luxembourg… J’ai conçu ce projet comme itinérant. Il va aller aussi à Cologne, à Dresde, et j’espère encore l’ouvrir à beaucoup d’autres lieux. Je savais donc que c’était un projet qui s’adapterait à différents lieux. C’est ce que je fais aussi pour mes expositions. Je n’expose pas dans les murs blancs (ce que l’on appelle le white cube), mais chaque fois, cela s’ancre dans le lieu à proprement parler. Le metteur en scène Markus Kupferblum, dont je suis très proche, travaille avec les musiciens-acteurs et va aussi voir comment bien adapter les objets, nous avons beaucoup discuté ensemble, et c’est lui qui est chargé d’assurer cette transmission-là. La première complicité, c’est celle qui s’instaure avec les musiciens. Le fait qu’ils puissent aussi s’approprier les histoires, et le faire pour les lieux où va être présenté le spectacle. Ce sont eux qui vont pouvoir installer les paravents. C’est moins à moi à décider la place des choses qu’à eux à savoir comment se placer pour leurs différentes interventions. Cela ne me pose donc vraiment aucun problème qu’à un moment donné tout cela soit pris en charge par d’autres. Le principe même de la conception du dispositif récit/objet est fait pour qu’il soit porté par les musiciens eux-mêmes.

Est-ce que vous utilisez des images filmées?

Ici, il n’y aura aucune projection. Le rapport au cinéma qui m’intéresse énormément, c’est le cinéma muet: quand on voit les créations musicales contemporaines autour des films muets, on y découvre une trilogie image-musique-texte, avec les intertitres, que je trouve absolument passionnante. Je présente par exemple en novembre à la Fondation Cartier un projet qui s’intitule «Le benshi d’Angers». Au début du 20e siècle, à l’époque où le cinéma muet était diffusé au Japon, la plupart des spectateurs étaient analphabètes et ne pouvaient pas lire les intertitres. On avait recours à des acteurs qui lisaient les intertitres, les benshis. Petit à petit, ils ont pris leur autonomie, ils se sont mis à improviser et à raconter leurs propres histoires. Et ils étaient plus connus que les films en question. Les spectateurs venaient voir d’abord le benshi et accessoirement le film. Il y en a encore aujourd’hui, moins qu’avant évidemment. J’aime beaucoup cette idée-là. Je me sens très proche de ce principe du cinéma muet.

Vous semblez avoir un rapport à votre propre création qui est presque celui d’un entomologue, mais un entomologue émerveillé. Au fond, vous êtes à la fois au dehors et au dedans…!

J’aime beaucoup la musique de Morton Feldman. La distance qu’il y a entre deux notes chez lui, ce n’est pas un éloignement, c’est au contraire là que ça se passe. La distance nous met au cœur de la chose, c’est vrai que c’est très paradoxal. C’est presque me dire que j’ai deux jambes qui me font avancer, celle où je suis acteur de ma vie et celle où je suis spectateur. Je crois que cela donne une bonne idée de l’esprit de mon travail, et de la façon dont on peut l’appréhender.