Un chansonnier de bord

Ce chansonnier (composé de 36 dessins sur toile de chanvre) était utilisé lors du tirage au sort des postes de travail à bord des bateaux.

La première toile est traversée de bouts de corde de différentes longueurs (mais qui apparaissent égaux sur le côté visible de la toile). Les marins choisissaient chacun à leur tour une de ces cordes. La plus courte désignait toujours le destinataire du travail le plus ingrat, et la plus longue celui qui hériterait du poste le plus convoité. Certains tirages au sort provoquaient de telles tensions au sein de l'équipage que, pour calmer les esprits, le quartier-maître se mettait à tourner les pages du chansonnier et incitait les marins à entonner une chanson qui suivait les dessins.

JACK THE MOLE

On les appelle les écureuils du haut Galloway,
Parce qu'ils ont de grosses joues rousses et rudes
À force de souffler dans leur cornemuse. Rudes et gais,
Ce sont les fiers bergers des montagnes du sud.

L'été, ils gardent en chantant leurs moutons noirs
L'hiver, ils passent la saison en chansons à boire.
Ce sont de fiers bergers à la barbe rude et rousse
À qui rien ni personne ne peut flanquer la frousse.

Et pourtant, en l'an mil sept cent quarante-six,
La guerre les a laissés pillés, ravagés, démunis.
Plus que toute autre, la vallée Glee subit le préjudice.
Là-bas, l'avenir a pris la couleur de la nuit.

Un hiver, les hommes, dits écureuil du haut Galloway
Parce qu'ils ont de grosses joues rudes et ternes
À force de souffler dans leurs mains pour les réchauffer ;
Ces hommes se réunissent dans une sombre taverne.

Il y est question d'envisager l'avenir de la communauté.
L'un d'entre eux tentera sa chance aux Amériques,
Puis, fortune bien économisée, par forme de loyauté
Emportera les survivants de la vallée hors de Gaëlique.

« Qui veut être celui-là ?
— Moi, moi, moi, moi, moi !
— En dépit de tous les aléas ?
— Oui, moi, moi, moi, moi !

« Tirons au sort celui qui partira. Ils coupent des cordes.
La plus courte dira celui qui tous les espoirs emporte.
Par hasard — ou pas — les cordes sont d'égale longueur.
Tous partent à l'aventure, ne rentreront que si bonheur.

Restées au pays, les femmes tondent, tissent, taillent
La laine des moutons que les enfants gardent en pagaille.
« Et qui va se poster en haut des falaises, scruter l'horizon
Au cas où le bateau des hommes reviendrait pour de bon ? »

« Moi, dit le petit Jack. Jour et nuit, je serai en alerte.
Jour et nuit, hiver comme été, seconde après seconde. »
Fidèle au poste, le petit Jack observe la mer profonde.
S'il est trop fatigué, il frotte ses paupières entr'ouvertes.

De ses petites mains, il frotte ses yeux éteints, frotte
Jour et nuit, hiver comme été, seconde après seconde.
À force, fluettes sont ses mirettes, géantes ses menottes.
Grosses mains, petits yeux, la Taupe il est pour le monde.

« Hé, Jack the Mole, se moquent les enfants, les taupes
Ne prennent pas le bateau ; nous partirons, tu resteras. »
Jack the Mole ne peut supporter ces rires qui, de l'aube
Au coucher, s'abattent sur lui. Il veut fuir ces embarras.

De ses grosses mains, il creuse la terre de ces ancêtres,
Au fond d'un sombre trou, se roule autour de son chagrin.
D'une grosse main enfin, essuie les larmes de son mal-être,
Se relève, n'écoute plus rien, va à la rencontre de son destin.

Seul, à la nuit tombante, prend la direction du port,
Où depuis la guerre de mil sept cent quarante-six,
Seuls les bateaux qui s'en vont sont en plein essor.
Il erre sur les quais, prêt à donner du service.

« Qui, comme aide-cuisinier pour une traversée outremer ?
— Moi, moi, fait Jack the Mole, clignant de ses petits yeux.
— C'est bon la Taupe, monte à bord, espèce de morveux. »
Le bâtiment largue les amarres, emporte ses chimères.

En fond de cale, Jack the Mole ne voit qu'épluchures ;
Aux marins affamés, sert un maigre plat, sans garniture.
La colère gronde, le capitaine demeure pourtant inflexible.
Erreur ! Une révolte rassemble de fortes têtes irréductibles.

« Qui m'aime me suive ! lance le plus hardi des insoumis.
— Moi, moi, moi, répond notre jeune ami aux yeux petits. »
Rapidement les conjurés maîtrisent le fidèle équipage,
L'entassent sur des barques, gardent le bateau en otage.

Ils font route vers les Caraïbes, cachent le bâtiment
Dans une crique réservée aux pirates, forbans, brigands.
Jack the Mole, simple enfant pris dans les événements,
Dort à gros poings fermés ; les voyages c'est fatigant.

Quand il se réveille, tout le monde l'a abandonné.
Seul, sans ressource, il va vers une ville hospitalière.
Cette ville n'existe pas. La région est si contaminée
Par les truands, que seuls prospèrent les cimetières.

« Moi, moi, moi, crie Jack the Mole au fossoyeur,
Voyez mes mains, je peux vous aider à creuser les tombes,
Jour et nuit, hiver comme été, seconde après seconde.
— Bon, je t'engage, lui dit le vieux pour son bonheur. »

Jack the Mole ne ménage ni sa peine ni ses bras
Les morts qui lui viennent enveloppés d'un simple drap,
Il les met au trou, tel des fantômes prêts à dire « hou »,
Rebouche le tout, attend des gardiens quelques sous.

Quand il a suffisamment économisé, il retourne au port
Voir si jamais un bateau part pour les Amériques.
Sur sa route, en vitrine de magasin, il voit un trésor :
Une cornemuse ! Une cornemuse tout à fait gaëlique.

« Combien pour cet instrument ? Le marchand réfléchit.
— J'ai d'autres acheteurs. » « Non, moi, moi : Combien ?
— Mil sept cent quarante-six pistoles, c'est mon prix. »
C'est toute sa fortune. Jack s'en défait, et prend son bien.

Sitôt dehors, jouer de sa merveille est son souhait. Mais
Ses doigts sont trop épais, donnent des sons imparfaits.
Un homme pourtant est attiré. Jack the Mole le reconnaît.
C'est John le rouge, jadis fier berger du haut Galloway.

De sa bouche à présent sans dent, il raconte la vérité
Sur le voyage aux Amériques avec ceux de la vallée :
À peine le pied mis à terre, leur rêve a viré de bord.
Chassés de tous, ils étaient renvoyés dans le décor.

De mauvaises relations les amenèrent à la piraterie,
Où leur fortune, à défaut d'honnête, fut bonne loterie.
Ils amassèrent leur butin au fond d'une vieille maison
Devenue dans la région l'objet de toutes les attentions.

Une nuit, ils furent attaqués par une bande rivale.
Des coups de feu éclatèrent, le carnage fut total.
Réfugié au grenier, John vit ses compagnons trépassés
Emmenés au cimetière pour y être enterrés.

« Ainsi, dit Jack the Mole, j'ai de mes propres mains
Accompagné mes pauvres aînés dans leur ultime voyage.
— Oui, et moi, misérable, j'ai vendu mon dernier bien
Que tu as découvert, au détour d'un chemin, à l'étalage. »

« Je te rends ton instrument, dit Jack the Mole ému.
Retrouve tes joues d'antan, joue dans les rues,
J'ai de grandes mains pour recevoir tout l'argent
Des passants qui reconnaîtront ton talent. »

Peut-être les espérances sont elles injustifiées.
Des passants il y a, mais pas vraiment enflammés.
Avec leurs gains, ils voulaient devenir américains,
Prendre tous deux le bateau vers un glorieux destin.

Mais après de trop longues années, ils n'ont accumulé
Que pour un seul voyage. « Qui se sacrifiera, qui restera ?
— Moi, moi, moi, crient ils aussitôt en chœur.
L'émotion est trop forte ; sur le coup, John meurt.

Plutôt qu'aux Amériques, Jack the Mole rentre au pays.
C'est la terre de ses ancêtres. Les temps ont changé.
Sur le haut Galloway, le soleil brille, chacun sourit.
Jack the Mole se rend dans un café où l'on peut danser.

« Qui veut la prochaine ? lance Janet à ses prétendants
— Moi, moi, moi répond l'assistance d'un seul élan. »
Elle choisit Jack the Mole. « Mais c'est une face de taupe »
Hurlent les congédiés qui, devant l'affront, sursautent.

Janet pourtant n'hésite. « Avec des mains pareilles,
Jamais il ne pourra jouer d'un instrument de musique,
Peu importe, tout simplement, elles m'émerveillent. »
Il aime ses grands yeux, elle ses petits ; ils ne se quittent.

Janet et Jack the Mole se construisent une maison.
Pour gagner la croûte, été, hiver, Jack creuse la terre,
Il en extrait des minerais d'un excellent charbon
Que Janet vend au marché de sa voix forte et fière.

Le soir venu, au coin du feu, Jack the Mole fait des récits
À ses enfants ravis. Il raconte ses propres aventures.
Les bambins tendent les oreilles, qui poussent outre mesure.
Et si de méchants garnements les traitent de lapins, ils font fi.

Bien des années plus tard, Jack the Mole revient d'une fête.
Il s'assoit sur un banc, sa grosse main dans celle de Janet.
Il entend au lointain une voix que sa moitié n'entend pas.
C'est la mort qui vient, murmurant : « Tu es à moi, moi, moi… »