L'appartement à trous
Entretien entre Patrick Corillon
et Christiane Dampne1
Christiane Dampne : Comment vous définissez-vous ?
Patrick Corillon : Comme plasticien. Je sens que je suis aussi auteur et conteur mais je ne pourrais pas me définir ainsi car le conteur éveille en moi des images passéistes dans lesquelles je ne me reconnais pas. C’est idiot car ma proposition relève de la figure du conteur. J’ai également besoin de greffer un texte à des objets, à la charge des objets. Avec les mots seuls, je perds cette part-là. J’ai besoin de m’arrimer aux objets pour être vraiment dans le monde. Mais si ma performance s’inscrit dans un univers plastique, la seule définition plasticienne n’est pas juste. Mon métier revêt une forme de lien entre la conception et la réalisation plastique et verbale.
C.D. : Comment ces récits-performances s’inscrivent-ils dans votre parcours de plasticien ?
P.C. : Cela correspond à une période où je ne travaillais plus que par commande publique avec la pression d’enjeux financiers importants. Par exemple celle du Tramway de Paris. Dans ce type de projet, on imagine, on fabrique et on part, et je ne vois pas vivre mon installation. Il me manquait une mesure. Ces récits et objets que je conçois, construis et raconte, que je fais vivre sur scène, ont été ma réponse. D’autre part je désirais travailler sans pression. Le paradoxe, c’est que je me suis beaucoup investi dans ce projet et j’y ai tellement cru que je me suis moi-même mis cette pression !
C.D. : Vous adoptez un dispositif scénique différent pour chaque création. Comment qualifieriez-vous celui de l’appartement à trous ?
P.C. : Il s’agit d’un dispositif léger qui tient dans un sac de golf : planches, tréteaux, carnets de dessins, panneaux de bois coulissants, ordinateur, et autres menus objets. La baguette aimantée pour tourner plusieurs pages en même temps a nécessité deux mois de recherche afin de trouver une solution satisfaisante. Dans ce projet, je suis autant passionné par les investigations sur les objets que par l’histoire à construire. La légèreté du dispositif permet un (dé)montage rapide et facile s’adaptant à tous types de lieux et correspond à mon idéal d’une performance : s’accorder à l’efficacité d’un livre sorti de son rayonnage, ouvert, lu, fermé et replacé.
C.D. : Dans quel lieu souhaitez-vous jouer ?
P.C. : J’ai fait le choix d’une performance de proximité, mais je n’ai pas d’idée préconçue sur le lieu. Je suis ouvert à tout espace imaginé par la personne qui m’accueille. Par exemple j’ai joué le benshi d’Angers devant la tenture de l’Apocalypse d’Angers à l’invitation de la directrice du château de cette ville. J’étais loin d’imaginer que ce soit possible, c’était un rêve de raconter mon histoire devant ces 103 mètres d’images tissées du xive siècle.
C.D. : Quel a été le point de départ de ce nouveau récit imaginé ? Quelles nourritures ?
P.C. : Ossip Mandelstam est venu dans un second temps. Le déclenchement fut la lecture d’un ouvrage qui m’a bouleversé : Proust contre la déchéance de Joseph Czapski. Cet ancien officier polonais a été interné dans le camp de Griaziowietz au début des années 40. Il a raconté à ses compagnons de détention À la recherche du temps perdu avec des dessins à l’appui. Proust a aidé ces gens à tenir le coup. La fiction prend donc valeur d’arme politique en empêchant d’être broyé. Or c’est un texte considéré comme élitiste et cela me touche d’autant plus que la lecture de ce roman fut un bouleversement dans ma vie : il m’a appris à regarder le monde, à avoir confiance dans les mots pour traduire ce que je portais en moi.
C.D. : L’un des axes forts de votre quatrième opus concerne-t-il la fiction comme résistance, alors que le héros de l’histoire épouse les traits de la docilité ?
P.C. : Oui, et cet ouvrage a été déterminant. J’ai toujours été attiré par des auteurs de l’Est. Dans Les manuscrits ne meurent jamais, Boulgakov défend l’idée que, malgré les autodafés, les histoires parviennent à continuer. Ces formes de résistance m’ont amené à la poésie de Mandelstam. C’est par l’oralité que ses écrits ont pu être sauvés grâce à sa femme qui les a appris par cœur : dans sa mémoire, ils ont continué à vivre. Elle a pu ensuite les consigner. Je me suis intéressé aussi aux livres pour enfants de Mandelstam. Jugés inoffensifs, ses livres pour la jeunesse étaient une manière de déjouer la censure. J’ai toute une collection de livres d’auteurs roumains, bulgares, tchèques qui ont écrit des livres pour enfants pour résister.
Quant à la docilité, c’est la marque de mon éducation jésuite.
C.D. : Vous avez donc choisi la figure d’Ossip Mandelstam pour porter votre histoire. Existe-t-il d’autres raisons ?
P.C. : Oui, je me sens proche de son rapport au langage. Le poète faisait partie du mouvement acméiste, un mouvement en réaction au symbolisme pour retrouver une forme qui s’ancre dans la matière avec la vibration du mot. C’était important pour moi d’envisager les mots pas uniquement comme porteurs de sens mais aussi de voir quel impact ils ont sur la matière. Pour Mandelstam, dire un mot est une affaire de vibrations et cela rejoint mon projet qui était de voir comment les mots se répercutent en nous et dans l’espace. Et l’espace, c’est autant la pièce dans laquelle nous sommes, que le cosmos. Cela m’intéresse aussi de voir comment les mots peuvent avoir leur propre vie. Ce fut mon point de départ pour imaginer l’origine des langues.
C.D. : Le second axe fort de votre histoire concerne le rapport que vous établissez entre les langues et la nature. Vous réinventez leur origine en imaginant la langue des feuilles, la langue du bois, la langue de l’eau. A quelle source avez-vous puisé ?
P.C. : à celle de Khlebnikov, poète de l’avant-garde russe qui invente un langage imaginaire – le Zaoum – en s’inspirant paradoxalement des racines rurales de différentes cultures. Le sens est évacué au profit de la forme. Cela m’a donné l’idée de la langue des pierres et de la langue des feuilles. Aux origines du langage, la nature est là. On pense que l’homme est le créateur du langage, mais il existe aussi un langage en soi. C’est le cadre des vies en soi : les mots viennent d’une nature qui nous dépasse.
L’ouvrage de David Abram a aussi compté. Il a retrouvé les mémoires d’un Espagnol du xviiie siècle qui a été kidnappé par le chef d’une tribu amazonienne. Placé dans la forêt, il imitait la perdrix pour survivre, mais le jaguar aussi ! Le langage est partagé par la nature. Nous avons oublié que les sons de la nature interviennent dans les mots, que le langage est lié à cette nature et ne s’adresse pas uniquement aux hommes. Les mots peuvent avoir un impact sur les choses qui nous échappe complètement.
J’adore aussi le texte de Rabelais sur les glaçons. Il raconte que des glaçons ont capté des sons et, lorsqu’ils dégèlent, la voix sort des glaçons. C’est très beau. C’est une recherche sur le langage qui m’intéresse beaucoup.
C.D. : Pourriez-vous préciser votre rapport du vrai et du faux ? Mandelstam n’a pas raconté ses histoires sur le plancher d’un baraquement car il est mort en 1938 pendant le voyage qui le conduisait dans un camp de transit aux portes de la Kolyma. Vous transposez l’histoire du polonais au poète russe.
P.C. : Ce n’est pas la vérité historique de Mandelstam qui m’intéresse, c’est de quoi est-il le nom. La charge de son nom. Les images qu’il dépose à l’intérieur de nous. Il représente la poésie mais draine aussi Chalamov et les récits de la Kolyma, il draine aussi Boulgakov qui a été censuré. C’est une porte d’entrée vers du plausible. Les spectateurs ne se sentent pas dupés et ne disent pas « bien joué » s’ils apprennent que ce n’est pas vrai car ce n’est pas du tout mon but. C’est comme une forme de complicité qui s’instaure entre eux et moi pour accepter de rentrer dans le récit.
Je propose des histoires qui peuvent être vraies ou pas, mais ce qui n’est pas vrai n’est ni du mensonge, ni de la manipulation. C’est le rôle de l’artiste de ne pas être seulement un illustrateur du monde mais de voir tout le potentiel de l’imaginaire. Nous sommes des êtres physiques et symboliques, et l’imaginaire et la fiction construisent aussi tous nos moments de réalité. Si on commence à démêler le vrai du faux, c’est comme si on tuait mon projet artistique.
Pour moi ce qui est important, ce n’est pas ce que Mandelstam a réellement dit, c’est que l’on sente qu’une parole étouffée à un certain moment va pouvoir s’incarner ailleurs. Quand je fais ma performance au corridor, j’expose tous les livres qui m’ont nourri et les gens peuvent lire des poèmes de Mandelstam. Mais on n’est pas dans le vrai du faux. C’est une autre réalité. Je vais chercher la charge des noms comme je vais chercher la charge des objets.
C.D. : Quelles interactions entre la conception des objets et de l’histoire ?
P.C. : Ça se construit ensemble, en même temps. J’ai la (mal)chance d’être insomniaque et conçois tous mes projets la nuit. Tout vient en même temps. Et la journée, je réalise concrètement ce que j’ai imaginé.
L’aspect pratique intervient dans la conception même des objets qui eux-mêmes influencent l’histoire en train de se construire, dans un jeu de va-et-vient. Par exemple j’ai besoin de tréteaux pour voyager léger, ceux-ci me font penser à des pilotis qui eux-mêmes me ramènent aux baraquements d’un camp.
C.D. : Vous nous offrez une unité plastique avec le frottage et des triangles colorés. Pourriez-vous expliciter vos choix ?
P.C. : Cette recherche d’unité plastique correspond à mon désir de trouver une forme de simplicité qui concentre l’histoire. L’idée du frottage est venue pour traiter plastiquement de la vibration de la voix. En partant du livre Proust contre la déchéance, j’ai essayé de me mettre en situation en imaginant le baraquement et cette parole. Cela s’est incarné dans le bois. Pour moi c’était le bois qui était porteur.
Dans les expressions du langage, il y a une humanité partagée entre les lettres et la matière. Par exemple on dit : les veines du bois, le cœur du bois, le tronc des arbres, on parle du corps du texte, du caractère du texte.
Le frottage agit comme un révélateur : il fait apparaître des marques dans le bois que l’on ne voit pas au premier coup d’œil. Ce n’est pas une surface lisse, ce sont ses aspérités qui racontent une histoire.
Les frottages sont vraiment faits à partir des planches de la table. Avec ces frottages, j’ai réalisé des personnages et, pour leur donner forme, j’ai noirci. Toutes les figures sont des silhouettes sombres comme si elles sortaient de notre inconscient.
C.D. : Comment l’idée du tangram est apparue et que représente ce choix ?
P.C. : J’ai essayé de voir comment ces dessins de frottage pouvaient parler et je me suis rendu compte qu’ils manquaient de couleur, c’était terne visuellement. J’ai donc établi un vocabulaire de la couleur et réfléchi aux formes. J’ai alors pensé au Tangram, cet art populaire chinois pour enfants dont le principe est un carré composé de neuf triangles colorés qui peuvent représenter toutes les formes du monde.
Quand le monde se réduit dans un camp, mais que la parole réussit à passer, on peut toujours continuer à se représenter le monde. Mandelstam a pu faire passer ses idées dans ses livres pour enfants, c’est-à-dire avec des histoires apparemment inoffensives. L’idée en écho était de prendre des formes plastiques très simples. Le dessin animé a aussi été construit à partir de ces formes du Tangram dans le style d’un film des années 50 à la télévision russe.
C.D. : Comment interviennent vos collaborateurs dans le processus de création ?
P.C. : Ce travail d’équipe n’intervient qu’une fois que j’ai en moi la vision globale du projet. À la différence d’un metteur en scène qui fait appel à un décorateur, un scénographe dès le début de sa pièce pour solliciter leur part créative, je développe d’abord mon univers autistique et j’interroge ensuite des professionnels sur la faisabilité de mon imaginaire.
Je travaille avec un menuisier, un infographiste, un dessinateur depuis de nombreuses années. Leurs compétences techniques sont toujours d’un grand apport car ils amènent aussi une réflexion sur le fond du projet. Ils m’ouvrent vers d’autres possibilités ou confirment mes idées. Le menuisier m’a indiqué quel bois je devais prendre pour qu’il ne travaille pas trop, comment je devais prévoir mes interstices entre les planches, comment je devais mettre les câbles à l’intérieur. L’infographiste a réalisé toute la programmation du dessin animé à partir de mes dessins.
C.D. : Que signifie l’expression « Les vies en soi » ? Comment concoctez-vous vos titres ?
P.C. : Je donne vie aux objets en étant en retrait, c’est la vie qui est en elle-même. Je suis observateur, un peu en dehors, mais très concerné. Quant aux titres de chacune des performances, j’essaie qu’ils soient les moins séduisants possibles. On ne sait pas très bien ce que c’est, c’est intrigant mais également gauche. J’essaie d’avoir des titres comme des animaux qui pourraient être abandonnés. C’est comme si je les ré-apprivoisais sur scène. C’est un titre qu’il faut faire revivre pour lui donner du sens car il n’a pas de sens en soi. Ce sont des titres ouverts, un peu fragiles. On est obligé de les remplir. C’est en voyant le spectacle que chacun lui donnera un sens.
Pour l’appartement à trous, j’explique que j’ai fait des trous dans mon appartement pour voir les couches de papier peint des habitants avant moi. C’est basé sur du réel : quand j’ai retapissé mon appartement à Paris il y avait plusieurs couches de papier à fleurs et l’immeuble est habité par de nombreux Portugais. C’est une base de réalité qui m’entraîne vers des histoires. À chacun de s’approprier le titre comme il a envie.
C’est important pour moi que le titre soit aussi juste par rapport au projet général qui n’est pas spectaculaire. C’est quelque chose sur le côté. Le titre place le spectateur dans la position d’une démarche vers l’histoire. On ne lui donne pas un titre comme on lui donnerait la becquée et on ne lui donne pas une histoire pour lui faire plaisir.
C.D. : Vous disiez en début d’entretien que vous aviez du mal à vous définir comme conteur. Alors, pour boucler la boucle, comment percevez-vous votre rôle lors des performances ?
P.C. : Je ne suis pas acteur, je n’endosse pas un personnage, ne joue pas quelqu’un d’autre. Il n’y a pas l’idée d’un jeu d’acteur. Le moteur de mon projet est de montrer la vie contenue dans les objets, de donner le sentiment que les objets vivent par eux-mêmes. J’aimerais donc ne pas être perçu comme un acteur et faire oublier mes manipulations.
L’acteur, le vecteur de l’histoire, c’est l’objet. Ma présence physique n’est là que pour donner vie à l’objet. Ma voix se greffe sur lui. Mon corps est présent comme une mécanique pour tourner les pages et montrer les objets.
J’ai le sentiment d’être un passeur. Le cœur de l’histoire c’est Mandelstam qui raconte des histoires de ses livres préférés. Les livres ne sont pas des cadavres morts dans des rayonnages. Dès qu’il y a quelqu’un pour les faire passer, ils se remettent en vie. J’imagine le poète racontant ses récits sur le plancher, presque comme si ces derniers étaient contenus dans les dessins du bois. C’est comme si j’étais un sculpteur d’histoires qui va les chercher dans les objets. Pour moi, l’histoire est contenue dans les objets et les images. J’ai donc l’impression que je ne suis pas plus l’auteur de l’histoire que je ne suis l’auteur des objets. Les mots et les images étaient dans le bois : je les ai juste fait apparaître. Je suis traversé par des récits, chargé de références. Je suis comme une projection d’ombres chinoises, un fantôme qui transmet des histoires constitutives de notre identité.
mars 2014
1 Christiane Dampne, journaliste culturelle (en France)
et auteure de documents sonores.