Le benshi d'Angers
Raya Lindberg (2) , La main seule et l’expérience de la fin
À propos du benshi d’Angers de Patrick Corillon, Bruxelles, 2011
Pour raconter la fin d’un monde, et la mort des parents en est une, comme son recommencement, on peut choisir d’être à l’écoute d’une prophétie et recourir dans le même mouvement au minuscule en saisissant les indices temporels auxquels les objets nous renvoient. L’incarnation matérielle d’une félicité révolue logée dans les irrégularités d’un pavé (3) parisien pour Proust dans Le Temps retrouvé, le cri d’un monstre échappé de l’Apocalypse dans la marche grinçante d’une vétuste maison liégeoise pour un enfant. Pour celui qui raconte, tout commence donc par un sou- venir d’enfance dont l’élément moteur est la découverte de la tenture de l’Apocalypse d’Angers dans une brochure intitulée : La tenture de l’Apocalypse, une œuvre à l’épreuve du temps. Le lieu de la mémoire va se situer dans le non-lieu d’un récit évangélique : l’Apocalypse, et le conteur va pouvoir glisser de l’expérience au récit de son expérience. Tant et si bien que si on présuppose que toute histoire intime rend le personnage impossible, cette histoire, c’est à un conteur qu’on la doit en même temps qu’à son protagoniste principal, l’un confessant l’autre.
Les visions de l’apôtre Jean parce qu’elles font résonner ensemble toutes les expériences tem- porelles ont peut-être ce pouvoir de traverser les murs, les marches, les livres, les tentures. Ainsi en est–il de celui qui raconte, à partir d’un silence de l’expérience, il réalise une image parlante, autrement dit une vision qui se superpose au récit de la vision de Jean, et que les objets miment.
Le récit part à la recherche des traces passées et présentes où, dans la nuit confuse des objets, quelque chose fait signe. Muette parce que non écrite, la tenture est cependant lisible comme image tissée par la main. Dans un rêve du 11 au 12 octobre 1939, qu’il relate dans une lettre écrite en français à Gretel Adorno, Walter Benjamin, rapporte qu’il découvre, transformés en simples motifs imagés et stylisés sur une étoffe, des mots écrits par lui. Ce « texte » est bientôt soumis à une expertise graphologique. À l’écoute de l’interprétation, il aurait répondu : « Il s’agissait de changer en fi chu une poésie ». Benjamin poursuit le récit en ces termes : « J’avais à peine prononcé ces mots qu’il se passa quelque chose d’intrigant. Je m’aperçus qu’il y avait parmi les femmes une, très belle, qui était couchée dans un lit. En entendant mon explication, elle eut un mouvement bref comme un éclair. Elle écarta un tout petit bout de la couverture qui l’abritait dans son lit. C’était en moins d’une seconde qu’elle avait accompli ce geste. Et ce ne fut pas pour me faire voir son corps, mais le dessin de son drap de lit qui devait offrir une imagerie analogue à celle que j’avais dû « écrire », (...), Je sus très bien que la dame fit ce mouvement. Mais ce qui m’en avait informé, était une sorte de vision supplémentaire. Car quant aux yeux de mon corps, ils étaient ailleurs et je ne distinguais nullement ce que pouvait offrir le drap de lit qui s’était fugitivement ouvert pour moi.»
L’image est passée en un éclair et s’est évanouie au moment de la connaissance que Benjamin en a, identique en cela à la fois à son idée de la lisibilité du tissage de l’image dont on peut voir les fils, et à son développement sur le concept d’histoire. Analogie que lui-même pointe pour dire combien ce rêve a pu le rendre heureux, lui qui a le goût de résoudre des questions spé- culatives en recourant à son propre imaginaire. L’histoire n’est jamais écrite, le passé se pré- sente sous sa forme figurative et le sens historique n’apparaît que pour ceux qui ont la charge d’écrire l’histoire. Pour le conteur, ce qu’il retient du passé n’en est que l’image, et sa mise en récit en est transformée. Le conteur est alors moins hanté par l’éternité du bonheur, tel que le traque le narrateur de Proust, que par l’entrée dans la chair même du monde : la vie intérieure des objets, à laquelle il accède par le truchement d’une image.
Cette image trouve sa preuve matérielle dans cet objet étoffe, cet objet livre, cet objet tâche d’humidité sur un mur qui ouvre sur d’autres vies, d’autres temporalités pour l’enfant et le conteur. En même temps qu’une rencontre du mort et du vif, les objets interviennent en lieu et place des mots manquants, pour que les morts qui ne parlent plus s’animent.
Tandis que nous est racontée une histoire de maison qu’on vide, de parents qui meurent, des objets parleront pour eux. Pour le conteur, il s’agira de les faire entendre en s’en faisant le témoin par la parole et par le geste, dans cette errance qui l’amène de ville en pays, d’amis en rencontres fortuites.
Dans ce sillage, sa parole s’accompagne d’une main qui anime des objets fixes, volants, explo- sifs, coloriés, découpés, afin qu’ils lui racontent le monde. Or ces objets incarnent tous à leur manière une figure du temps. Le conteur les nomme : pendule, rideau qui tremble, pages de journal, tapisserie moyennageuse, mur humide, fi celle, fi lm muet, leur faisant rejouer indéfi- niment la scène de l’expérience vécue. Par le pouvoir des objets auxquels il donne la parole, il joue des mots autant qu’il est joué par les objets lorsque qu’il est en scène.
On peut l’entendre ainsi : les objets à force de nous réfléchir en nous côtoyant, poursuivent nos vies à voix basse. Est-ce la raison pour laquelle depuis qu’une tenture lui souffle les mots de son histoire, le conteur fait l’expérience d’une fin interminable où coexiste la perspective d’une ère nouvelle avec le présent absolu des objets dans une sorte de « never-ending story » ?
Puisque le voilà maintenu dans les rets d’un récit à la première personne, il ne peut y mettre un terme tant qu’il écoute les objets.
Marcel Jousse, anthropologue du geste, explique que nous ne connaissons les choses que dans la mesure où elles se jouent, et se gestualisent en nous.
Le conteur cherche à dire sa vision de la vision de la tenture de l’Apocalypse selon la physicali- té du geste afin de parvenir à la connaître. Il opère la réconciliation de l’image avec la parole en jouant et en étant joué par les objets. Dès cet instant, montrer et comprendre se rencontrent dans une compréhension imagée commune, du geste et du dire. Et par la mise en scène un objet en appelle un autre et tisse le récit. Il dit : « Nous avons pris les choses en main. Par une forme d’excès, nous avons décidé de tout raser dans le jardin, de tout liquider dans la maison avant de la mettre en vente. Un antiquaire avait été chargé d’estimer les meubles et les objets qui en valaient la peine, mais auparavant, ne fût-ce que pour lui permettre de pénétrer dans les pièces, il fallait décongestionner la maison. »
Le conteur suit cette ligne courbe qui va de la prise en main de la pulsation vivante du souvenir, sans autre intermédiaire qu’une main qui le désigne et d’objets qui le prouvent, vers un œil qui le regarde. Et ce dessin de l’image du souvenir rend possible la communication d’une expérience s’adressant à tous. Un aller-retour scène et public qui répond de la construction du récit où cha- cun recrée l’histoire du savoir sur des images à partir d’images. De sorte que soit rendu à la tenture de l’Apocalypse son enchantement incontrôlable, son énigme irrésolue comme vision et comme représentation de la vision. Sans doute est-ce là encore la rêverie d’un dormeur qui se verrait dormant, sorte de sommeil pour insomniaque, portée par la mise en scène du récit.
Beckett donne de cette expérience une version silencieuse dans Nacht und Traume. Rêve assis d’un homme qui se rêve également assis et endormi, à ceci près que des mains anonymes probablement celles d’une femme, la pénombre cachant le reste du corps, viennent avec des gestes précis de consolation prendre soin du rêveur. Mains inconnues, et mains du rêveur finissent par s’unir en se posant l’une sur l’autre. Fin de la séquence. Cette pièce de Beckett écrite pour la télévision, fait tableau. Inspirée d’un dessin de mains jointes de Dürer qui pen- dait au mur de sa chambre d’enfant, elle se déploie comme une image en même temps que selon une série de rigoureuses didascalies. Beckett imagine d’entrer dans la tête d’un rêveur à la faveur d’un dédoublement entre le rêveur rêvant et le rêveur dans son rêve. Cette révélation du rêve sur une scène où le rêve se joue tandis que d’autres mouvements sont là pour signi- fier le dormeur, s’accompagne d’un geste isolé émanant de mains seules. Ce geste sans sujet semble alors n’être justifié que par lui-même — geste se répétant d’ailleurs en boucle dans un mouvement infini — et s’abstraire de sa fonction consolatrice de la tête fatiguée pour ne plus rien dire d’autre que : je suis le rêve d’un geste, une image. Beckett isole le geste du sens, pour atteindre une forme de solitude du geste sans but. Dans la main seule, pas de signification prévue, c’est un geste pur qu’accompagne la suspension du sens. Un geste qui ne se donne pas d’abord à comprendre, mais à voir. Le conteur a lui-même le geste qui parle sans faire fonction de geste parlant ou signifiant. Est-ce là le geste artistique quand il est nu ?
Tout se joue en face en face avec un présent communiqué, et encore présent pour chacun. Le récit est pour finir une réalité retrouvée et, la performance du conteur, une récitation imagi- née transmise par la main seule. La main seule écrit à l’instant son geste récité, son geste parlé, dans l’espace. Voilà ce que l’on peut voir si chacun accepte d’en faire l’expérience, c’est-à-dire de laisser le sens se créer et se faire dans le temps. Peu importe ce qui est dit, les mains pour- suivent seules le récit qui se donne à voir plus qu’à entendre. Le conteur a disparu, pris dans l’image, devenu lui-même un objet habitant la durée.
Bruxelles, octobre 2011
2 Raya Lindberg est critique d’art, auteur et metteur en scène, à Paris et à Bruxelles
3 « ... La félicité que je venais d’éprouver était bien en effet la même que celle que j’avais éprouvée en mangeant la madeleine et dont j’avais alors ajourné de rechercher les causes profondes. La différence, purement matérielle, était dans les images évoquées ; un azur profond enivrait mes yeux, des impressions de fraîcheur, d’éblouissante lumière tournoyaient près de moi et, dans mon désir de les saisir, sans oser plus bouger que quand je goûtais la saveur de la madeleine en tâchant de faire parvenir jusqu’à moi ce qu’elle me rappelait, je restais, quitte à faire rire la foule innombrable des wattmen, à tituber comme j’avais fait tout à l’heure, un pied sur le pavé plus élevé, l’autre pied sur le pavé plus bas. Chaque fois que je refaisais rien que matériellement ce même pas, il me restait inutile ; mais si je réus- sissais, oubliant la matinée Guermantes, à retrouver ce que j’avais senti en posant ainsi mes pieds, de nouveau la vision éblouissante et indistincte me frôlait comme si elle m’avait dit : Saisis-moi au passage si tu en as la force, et tâche à résoudre l’énigme de bonheur que je te propose. Et presque tout de suite je la reconnus, c’était Venise , dont mes efforts pour la décrire et les prétendus instantanés pris par ma mémoire ne m’avaient jamais rien dit et que la sensation que j’avais ressentie jadis sur deux dalles inégales du baptistère de Saint-Marc m’avait rendue avec toutes les autres sensations jointes ce jour-là à cette sensation-là, et qui étaient restées dans l’attente, à leur rang, d’où un brusque hasard les avait impérieusement fait sortir, dans la série des jours oubliés. De même le goût de la petite madeleine m’avait rappelé Combray. Mais pourquoi les images de Combray et de Venise m’avaient-elles à l’un et à l’autre moment donné une joie pareille à une certitude et
suffisante sans autres preuves à me rendre la mort indifférente ? »
Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, Le Temps retrouvé, Gallimard, Pléiade, éd. J. Y. Tadié, 1989, t. IV, p. 445-447.