De nos jours, on chante de moins en moins sur les bateaux. À bord des superpétroliers qui sillonnent les mers pendant des mois, les marins ne chantent plus pendant le travail. Ils ont des écouteurs vissés sur les oreilles ; tout juste chantonnent-ils les airs qui défilent dans leur Smartphone . Certains soirs, pour se délasser, ils se réunissent autour d'un karaoké ; ou alors, au cours d'un Skype avec leur famille, ils entonnent un « bon anniversaire » en soufflant sur les bougies d'un gâteau qui apparaît à l'écran.
Et pourtant, un renouveau extraordinaire des chansons de marins est en train de se produire. Avec le réchauffement climatique, d'énormes cargos peuvent, durant les trois mois d'été, se frayer un passage dans les glaces du cercle polaire arctique. La traversée n'est pas sans risque car, à tout moment, les glaces peuvent se refermer autour des bateaux. Pour prévenir du danger, des marins font le guet sur le pont. Ils observent la façon dont les glaces se fendent, s'émiettent contre la coque. Avec l'expérience – rien qu'au bruit provoqué par la glace qui se brise – ils peuvent savoir si elle peut soudainement se reformer dans un courant glacé ou au contraire si elle est en voie d'amollissement. Une dizaine de marins-guetteurs est ainsi répartie aux quatre coins du bateau. Ils communiquent continuellement entre eux en reproduisant les bruits de glace qu'ils entendent. Au début, ces bruits reproduits étaient simplement criés, puis, avec le rythme lancinant des glaces heurtant le bateau, ces cris sont devenus des chants. Des chants qui résonnent dans la fragile blancheur de la mer de glace.