Louis Aragon organisa une soirée de ventriloquie pour régler ses comptes avec son pire ennemi : Jean Cocteau.
Celui-ci était soupçonné par les artistes dada de marcher sur leurs propres plates-bandes ; soit parce que, dans une pièce comme Antigone, il s'appropriait des mythes si chers à leurs yeux ; soit parce que dans sa fantaisie des Mariés de la tour Eiffel, il utilisait les technologies de la radio et du phonographe qu'eux-mêmes rêvaient d'explorer. Il méritait donc un procès à la hauteur de son « imposture ».
Le 5 mars 1923 se tint la soirée intitulée Les Échecs répétés de Jean Cocteau, durant laquelle un ventriloque rendait leur véritable voix aux personnages et objets qui avaient été, selon les propres termes d'Aragon, rabaissés par Cocteau « à l'état d'eunuques ». Seul sur scène, sous les cris de joie ou les huées du public, le ventriloque manipulait et faisait parler des peintures, sculptures ou mannequins qui avaient été réalisés de façon débridée par de jeunes dadaïstes.
La trame narrative, écrite en association libre par différentes mains, met en scène un Cocteau en panne d'inspiration.
Quand il veut composer un texte sur sa machine à écrire, les touches inscrivent sur le papier : « Nous n'avons rien à dire. » Quand il va piller des histoires à la bibliothèque, les pages des livres qu'il emprunte s'ouvrent sur les mots : « Nous n'avons rien à donner. »
Et quand il se met au lit avec l'espoir que ses rêves vont produire des images fortes, il voit apparaître Antigone, la vraie, qui lui propose une partie d'échecs sur un jeu immense. Elle a déjà disposé ses pièces : le roi a la tête de son oncle Créon, la reine celle de sa mère Jocaste, la tour sa sœur Ismène, le cavalier son fiancé Hémon, le fou Œdipe et les pions le corps démembré de son frère Polynice.
« Et toi, où sont tes pièces ? demande sèchement Antigone à Jean Cocteau.
— Je n'en ai pas, je n'en ai jamais eu.
— Va les chercher dans la forêt de tes échecs ; et ne te perds pas, elle est infinie ! »
Dès qu'il pénètre dans la forêt, Cocteau voit un arbre vénérable sur les branches duquel se tortillent les corps d'animaux de carnaval dont les yeux effarouchés lui rappellent les nombreux amis qu'il a trahis.
« Qui fera la tour ? demande Cocteau.
— Moi, dit le sanglier. Pour toi, je lèverai mon gros groin rond et translaterai mon popotin blond.
— Et qui fera le fou ?
— Moi, dit la belette. Pour toi, je sortirai mes yeux de leurs orbites et diagonalerai le jeu à la va-vite.
— Et qui fera le cavalier ?
— Moi, dit le lièvre. Pour toi, j'agiterai mes oreilles angulaires et triangulerai mes orteils impairs.
— Et qui fera le roi ?
— Moi, dit le cerf. Contre toi, je lancerai ma ramure parfaite et provoquerai ta dure défaite.
— Et qui me consolera d'avoir perdu la partie ?
— Moi, dit l'arbre vénérable. Pour toi, je sortirai de terre et t'enroulerai dans mes racines volontaires ; j'étoufferai ton orgueil et deviendrai les planches de ton cercueil. »
Ci-dessus : affiche de la soirée Jean Cocteau
Ci-dessous : accessoires utilisés par le ventriloque lors de la soirée