La galerie de peinture

 

Oskar Serti et Catherine de Sélys marchaient dans la rue Vieille du Temple quand, surpris par un violent orage, ils se précipitèrent dans le premier bâtiment venu pour se mettre à l’abri de la pluie et du vent.
Malheureusement, lorsqu’ils se rendirent compte de leur irruption dans une galerie de peinture, tous deux se sentirent profondément troublés par cette situation inopinée. Ils songèrent en effet aussitôt à leur maître à penser, le peintre Pierre Lipart, qui était mort six mois plus tôt sans jamais être parvenu à exposer la moindre toile. Depuis cette navrante disparition, l’un et l’autre n’avaient plus jamais remis les pieds dans un lieu d’exposition, nourrissant une profonde rancœur contre toutes les œuvres qui, à leurs yeux, prenaient la place de celles de Lipart.
Mais comme la pluie redoublait d’intensité, ils entrèrent dans les salles pour y découvrir les toiles qui y étaient exposées.

Lorsqu’il s’adossa contre la cimaise qui se trouvait autrefois ici, et même s’il ne s’estimait plus capable d’apporter quoi que ce fût à Catherine, Serti voulut mettre tout en œuvre pour garder l’espoir qu’elle pût encore lui témoigner un minimum de considération : il se colla contre le mur à la suite des toiles exposées, et retint profondément son souffle afin d’être le plus plat possible.
Serti pensait donner ainsi à Catherine, ne fût-ce-qu’une fraction de seconde, l’occasion de le regarder comme un de ces tableaux de l’exposition qui avaient éveillé en elle tant d’émotions.

Dès qu’il s’arrêta ici, Serti ressentit un élancement aigu au sommet du crâne ; mais il ne s’en étonna pas trop, tant ses appréhensions de revoir une peinture étaient grandes.
Cette douleur se reproduisit à intervalles réguliers, puis s’ensuivit une cadence de plus en plus infernale qui lui donna l’impression d’avoir le crâne perforé.
Petit à petit, sous l’effet de ce martèlement, les images contenues dans les toiles s’inscrivirent avec insistance au plus profond de lui-même. Elles prirent une perspective, une transparence, une coloration tellement hallucinante, qu’en comparaison, même les œuvres de Lipart lui parurent bien pâles.Serti ressenti le même martèlement à cette place. En posant la main à l’endroit de la douleur, il découvrit son crâne détrempé et comprit aussitôt l’origine de cette névralgie si troublante : l’orage avait provoqué des infiltrations d’eau qui, goutte-à-goutte, du haut de la verrière, lui tombait inlassablement sur la tête.
Espérant poursuivre la visite de l’exposition avec la même acuité, Serti décida de rester encore un instant à sa place, afin de profiter pleinement de l’état de choc que les gouttes provoquaient en lui.

Lorsqu’il s’arrêta ici, Serti remarqua à sa grande déception que les gouttes d’eau qu’il souhaitait voir s’égrener sur la tête de Catherine, manquaient leur cible et s’écrasaient lamentablement sur son chemisier.
Mais lorsqu’il constata que malgré l’absence de choc sur le crâne, Catherine parvenait à frémir devant les toiles, Serti se remit sérieusement en question :
— Comment Catherine parvenait-elle à succomber à la magie d’un tableau sans l’aide de personne ?
— Quel intérêt Catherine pouvait-elle encore lui trouver, puisqu’elle n’avait pas besoin de lui pour goûter à la beauté des choses ?
Ayant définitivement abandonné l’espoir de se substituer à Lipart, Serti se sentit plonger dans le désarroi le plus complet.

Catherine de Sélys vint ici pour jeter un regard furtif sur l’exposition. Mais contrairement à ce qu’elle s’imaginait, elle se sentit attirée par les toiles qu’elle regardait. Après un temps, elle fut même surprise d’éprouver en leur présence un sentiment proche de la sérénité, qui parvint à gommer d’un trait le douloureux souvenir de Pierre Lipart.
Catherine comprit alors que, pour la première fois depuis la disparition de Lipart, elle découvrait une exposition sans être gavée de ses inévitables commentaires, et ce constat, loin d’être un regret, lui faisait enfin prendre conscience – après des années d’admiration béate – de la futilité de ces bavardages, en regard des merveilleux silences d’Oskar.

Dès qu’elle se retrouva à cette place, Catherine de Sélys vit son chemisier se couvrir de petites taches de la même couleur brunâtre qu’employait Lipart pour la plupart de ses compositions. Catherine se doutait bien que ces taches provenaient des gouttes d’eau qui, sous la violence de l’orage, tombaient de la charpente rouillée de la verrière. Mais elle ne pouvait pourtant s’empêcher de voir dans ce phénomène le signe d’une vengeance posthume de Lipart qui, vexé
d’être renié, se serait amusé à la barbouiller comme un de ses tableaux.
N’osant confesser son trouble à Oskar, Catherine tenta d’oublier ses idées noires dans les toiles qu’elle avait sous les yeux. Elle les regarda avec une telle intensité, qu’elle parvint à trouver dans leur présence un certain réconfort qui lui donna l’envie de découvrir les autres toiles de l’exposition.

Alors qu’elle traversait la salle, Catherine de Sélys découvrit soudain le visage inondé d’Oskar. Imaginant le pauvre sous le coup d’une trop forte émotion, elle supposa qu’il n’était pas encore rétabli de la mort de Pierre Lipart, et l’état dans lequel elle le trouva la remit brutalement en question :
— Oserait-elle jamais lui avouer cette impression de soulagement qu’elle venait de connaître envers la disparition de Lipart ?
— Oskar ne risquait-il pas d’être déçu par son attitude et de s’éloigner d’elle ?
Catherine se sentit plonger dans le plus complet désarroi.

Lorsqu’il poursuivit sa visite, Oskar Serti aperçut au fond de la salle une petite flaque d’eau qui trahissait une autre fuite dans la verrière. Il eut aussitôt l’idée d’y emmener Catherine à son insu, et de la soumettre, elle aussi, à l’épreuve de la goutte. Serti se rendit compte avec fébrilité que, si jamais il parvenait à lui faire partager les intenses émotions picturales qu’il venait de vivre, il tenait là une formidable occasion de se prouver que Pierre Lipart – dont les prétentions intellectuelles l’avaient finalement toujours un peu agacé – n’était pas le seul dépositaire de l’initiation artistique de Catherine.