Les terriers

 

En 1951, Jacques B... fut nommé professeur d'Histoire régionale au Collège du Montcel. Mais ses conceptions pédagogiques se révélèrent si particulières que son expérience se limita à une année scolaire.
Durant son séjour, sur la seule base de témoignages des habitants de Jouy, il mit en place une série de discours qu'il prononça selon les saisons au pied des arbres qui avaient abrité ses réflexions et pouvaient encore témoigner de nombreux événements du passé.
B… rêvait d'une Histoire vivante enracinée comme une légende dans la terre de ses origines. C'est ainsi que, refusant catégoriquement de laisser au jour le moindre de ses écrits — qu'il accusait de figer ses propos —, il éparpilla les manuscrits de ses discours dans les différents terriers de lapins, blaireaux et renards qui logent au bois du Montcel.
Depuis quelques mois, une équipe internationale d'archéologie contemporaine s'est penchée sur les archives inhumées du regretté professeur B... Elle tente, avec un certain succès, de remettre les notes de ses discours en lumière afin d'étudier les principaux caractères de leur éventuelle évolution souterraine.

 

Pour visiter les terriers, prendre la direction du bois et suivre les flèches bleues peintes sur les arbres.

Fragment d’un discours prononcé ici-même en 1951 par le professeur B...

 

Au cours du mois de juin 1834, Victor Hugo et l’actrice Juliette Drouet connurent à Jouy-en-Josas, et plus précisément au Bois de la cour Roland, une passion peu commune.
On raconte qu’à la fin de l’été, après leur douloureuse mais inévitable séparation, Juliette sombra dans une telle mélancolie qu’elle refusa que le bois témoin de leurs jours heureux subisse le moindre changement. Ainsi, chaque matin, elle coupait toute nouvelle pousse, emportait toute branche tombée, qu’elle entassait à l’orée pour un feu quotidien.
Mais à l’automne, lorsqu’elle se rendit compte de l’impossibilité de sa tâche, elle se laissa aller dans un tel état de délabrement physique que, l’été suivant, personne ne fut plus capable de la reconnaître.

De 1764 à 1843, durant ses années de fonctionnement, la manufacture des toiles de Jouy monopolisa des champs entiers pour y faire sécher au soleil les tissus qu’elle venait d’imprimer.
Ce procédé fut, dit-on, fatal au Nirdol, indolent rongeur jadis familier des bords de la Bièvre. En effet, pour se protéger des froids nocturnes, la plupart d’entre eux prit la fâcheuse habitude de se blottir sous ces toiles hospitalières dont les couleurs encore fraîches déteignirent peu à peu sur leur pelage pour s’y fixer à vie en motifs délicats.
Alors que beaucoup d’observateurs crurent en l’apparition soudaine d’une race jusque là inconnue, les Nirdols assimilèrent parfaitement leur nouvelle robe au point que lors de la fermeture de l’entreprise et du détapissage des champs, ils ne purent reconnaître leur progéniture, redevenue vierge de tout motif, qu’ils abandonnèrent impitoyablement.

Victor-Joseph ETIENNE - dit le Jouy ( Jouy-en-Josas, 1764 - Saint - Germain-en-Laye, 1846) fut un aventurier doublé d'un homme de lettre. On raconte qu'il étudia les différents glapissements émis par les renards, en particulier leurs hurlements d'agressivité tels les Wrè-rouèwouâr ou les Crîn-crîn-crouy-crâhhn avec le secret espoir de les faire adopter un jour comme cri de guerre par une armée au combat qui, selon lui, terrasserait implacablement l'ennemi par sa ruse et sa surprenante fougue animale...
... Ses voeux auraient été exhaussés par' Certain CANROBERT '( Saint-Céré, 1806 - Paris, 1895), Maréchal d'Empire durant la campagne d'Italie et familier de Jouy ( il s'installera même au château de l'Eglantine de 1882 à 1890)... On raconte qu'au plus fort de la bataille de Magenta, Certain fit pousser à ses soldats un Wrè-crïn-rouè-Crâhh n'ayant malheureusement d'autre effet que d'attirer la rage des renards environnants qui vinrent sur-le-champ semer la panique parmi les chevaux. Avec beaucoup d'à-propos, Certain tenta aussitôt un Wou-pou-pou-î-î-î destiné à les amadouer. Il vit alors, à sa grande stupéfaction, un groupe de fantassins autrichiens déposer les armes et se ranger les yeux baissés à ses côtés...