Dans l'île

 

La joue droite d'Oskar, tournée vers le grand large, est barrée d'un incisif trait noir qui semblerait représenter une cicatrice récente. Mais pourquoi diable Oskar, affublé d'une telle plaie, s'arrêtait-il ici, à l'endroit de l'île le plus exposé aux sels marins, lorsque l'on connaît leur capacité sans égale à raviver les blessures?
M'étant au préalable éraflé le visage — beaucoup plus légèrement qu'Oskar, je l'avoue —, je me retrouvai à sa place. Au bout d'un instant, grâce à la forte présence saline, je sentis mon insignifiante coupure grandir en moi avec une puissance vertigineuse. Des vagues de douleur inondèrent bientôt tous les points sensibles de mon visage jusqu'à modifier la perception que je pouvais en avoir. Après cinq minutes, je crus bien qu'une nouvelle tête s'était substituée à la mienne et s'étonnait de ce que je puisse avoir si mal.

Curieusement, ce dessin ne représente ni Oskar, ni un endroit où il aurait pu se trouver. La suite des traits horizontaux, décroissants et chaotiques qui y figure, pourrait plutôt être interprétée comme une vue d'ensemble de la mer, particulièrement proche du panorama que l'on découvre d'ici.
A moins peut être que le fait de rejoindre une place qu'Oskar venait de quitter, troublât à ce point Lucie Jourdan qu'elle en hachura nerveusement son papier à dessin.

Dessiné à cette place, Oskar (qui semble parler tout seul) porte une veste maculée de taches blanches. On pourrait déceler leur origine au dessus de la tête d'Oskar, où de nombreux « V » rapidement crayonnés signalent peut être un rassemblement de goélands trop familiers. mais comment Oskar aurait-il pu supporter le comportement de tels animaux?
Un jour, je rencontrait quelques mouettes à ce même endroit. Après un quart d'heure, et à ma grande surprise, leurs cris ininterrompus changèrent de tonalité et me firent entendre comme un nom. D'abord inconnu, celui-ci se précisa puis se répété jusqu'à l'obsession : « Lurkîîîn, Lurkîîîn ».
Une irrésistible envie me pourrait à leur répondre, mais connaissant les mauvaises manières de mes interlocuteurs, je ne me risquais pas à lever la tête. j'essayai alors, malgré leurs appels obstinés, de les oublier en m'imaginant qu'il ne s'agissait pas de mon nom, mais de simples cris.

Ici, Oskar apparaît comme revêtu d'une veste de smoking si froissée qu'il aurait pu la porter sans arrêt depuis plusieurs jours. Derrière lui, d'épaisses hachures semblent indiquer que la pluie tombe drue. Mais comment Oskar aurait-il pu supporter l'ingratitude d'un tel climat dans une tenue aussi peu appropriée?
Lorsque, par un jour de bruine, je me mis à sa place, il ne fallut pas dix minutes pour que je sois trempé jusqu'aux os. Mes vêtements, imbibés d'eau, me collaient à la peau et leur étreinte sur mon corps fut telle qu'un instant, j'eus comme le réconfort de me sentir enlacé par quelqu'un d'autre

A cet endroit, l'ombre portée d'Oskar est tellement marquée qu'il devait se trouver en plein soleil. Pourtant, ses yeux, formés de deux simples ronds, sont grand ouverts. Comment, dans ces conditions, aurait-il pu ne pas être dangereusement aveuglé par ce trop plein de lumière?
Un après-midi, je m'étais arrêté ici même lorsqu'un reflet du soleil dans la mer m'éblouit si violemment que l'instant d'après, devenu insensible aux couleurs, je fus plongé dans un blanc si intense qu'aucune image ne parvenait plus à s'y accrocher. Je rouvris les paupières, et le même reflet me saisit à nouveau. Après vingt minutes d'étude de ce phénomène, seul le souvenir de mes précédents passages m'aida à retrouver mon chemin.

Je me souviens être venu ici un matin de légère brise. Alors qu'en promenade, je me débats généralement pour maîtriser le va et vient des différents niveaux de pensées qui s'entrecroisent au rythme de mes pas, ce jour-là le vent qui sifflait continuellement dans mes oreilles m'enleva toute concentration et fit s'échapper mes idées une à une. A la fin, je ne savais même plus pourquoi j'étais là. Sur le chemin du retour, le calme revenu, je me rappelai d'Oskar dessiné à cette place. Ses cheveux ébouriffés par un vent soufflant en rafale laissaient apparaître des sourcils tellement froncés qu'il donnait l'impression malgré la bourrasque, d'être parvenu à retenir un minimum de matière à réflexion et de s'y accrocher avec une volonté farouche.

* Il est bien difficile de saisir l'expression que Lucie Jourdan voulut donner ici à Oskar, car son visage se limite à un ovale blanc. Peut être y était-il pâle comme la mort. Au vu de l'endroit particulièrement élevé où il s'est penché, la chose serait d'ailleurs parfaitement compréhensible. mais pourquoi Oskar se serait-il mis dans une situation aussi périlleuse?
Lorsque je voulus m'approcher de cet emplacement, une peur incontrôlable m'empêcha d'atteindre mon objectif du premier coup et me contraignit à une bonne heure de tentative avortées avant de surmonter mon vertige et de réussir enfin à m'installer sur le même éperon qu'Oskar Malheureusement, la joie d'avoir pu le rejoindre fut telle qu'elle jugula ma peur et m'empêcha de retrouver les émotions qu'il y éprouva.


*Pour d’évidentes raisons de sécurité, le promontoire a été placé légèrement en retrait de sa position effective.

Tel qu'il apparaît à cette place, Oskar semble porter des knickers (mais je ne l'ai jamais vu accoutré de cette façon), ou alors, ce qui me paraîtrait plus plausible, les jambes de son pantalon sont retroussées. C'est vrai que d'ici, lorsque la marée sera basse, il y aura un peu de temps parmi les algues encore mouillées pour rejoindre à pied la terre ferme. Cependant, la mer a été dessinée tellement haute à l'arrière-plan qu'elle donne à Oskar au moins trois heures d'attente avant une possible traversée.
Un jour, espérant emprunter ici le même mode de passage, je fus également surpris par le niveau de la mer. Pour tuer le temps, je me mis à compter tout bas. mais après une quarantaine de minutes, j'atteignis un nombre tellement astronomique, que le simple fait de concevoir celui qui tomberait au moment de passer m'effraya. Je décidai alors, pour une meilleure maîtrise de la situation, de choisir moi-même un nombre, exagérément élevé, puis de décompter. Malheureusement, au cours de cette opération, je fus tellement concentré sur mon sujet que lorsque j'arrivai enfin à zéro, ma chance venait de passer.

 

En mars 1921, au lendemain de sa douloureuse rupture avec Catherine de Sélys, l'écrivain Oskar Serti ( 1881-1959) vint prendre un peu de recul sur l'île Milliau, répondant ainsi à l'invitation bienveillante que Lucie Jourdan, alors maîtresse des lieux, lui avait adressée.


Durant son séjour, Oskar fut hanté par le désir de comprendre ce qui venait de lui arriver. On raconte qu'il passait ses journées à faire le tour de l'île, s'arrêtant systématiquement de longues minutes toujours aux mêmes points de vue. A aucun moment, il ne s'aperçut que Lucie Jourdan, dont l'admiration pour son oeuvre était sans limite, l'avait dessiné lors de chacune des invariables stations qui rythmaient ses promenades quotidiennes. Malheureusement, par la suite, ces croquis furent si souvent manipulés qu'après un an à peine, ils commencèrent à s'effacer inexorablement, rendant aujourd'hui toute reproduction impossible.


La chance voulut cependant, qu'avant leur complète disparition, et malgré leur mauvaise qualité, Victor Lurkin, fidèle ami et biographie d'Oskar Servi, en tira des descriptions d'une telle précision qu'elles permirent, en 1991, à la Fondation Oskar Serti de retrouver sur l'île les fameux points de vue d'Oskar, afin d'y ériger de petits piedestaux y commémorant le soixante-dixième anniversaire de son passage.