Les drapeaux

 


Au terme de son dernier voyage, L…, qui rêvait d’un glorieux retour au pays, préléva des pans entiers de sa frêle embarcation pour ériger sur la proue une statue de lui-même en conquérant des mers.
Le 13 juillet 1854, lorsque les côtes tant attendues furent en vue, un violent orage fit sombrer corps et biens l’esquif handicapé. Seul rescapé du naufrage, le héros de bois échoua à bon port.

Le 18 août 1852, L… revint au pays. Il offrit la peau chamarrée d’un animal jusqu’alors inconnu et une dizaine de fleurs exotiques aux officiels ravis de voir leurs efforts ainsi récompensés.
Lorsque les précieux trophées furent présentés au balcon de la mairie, un violent orage emporta les couleurs de l’animal dans un caniveau et fit apparaître la peau tachée de noir et blanc.
Un expert remarqua que seule une espèce originaire d’un grand désert pouvait porter une peau aussi sensible à l’eau et manifestement taillée pour un corps rachitique. Personne ne s’inquiéta de la disparition de la pauvre vache qui avait alimenté L… durant son long voyage.

Le 27 mai 1749, après 20 années d’errance, alors qu’on le croyait disparu à tout jamais, L… revint au pays. Il retrouva avec surprise sa maison natale aménagée en un musée portant son nom. Au rez-de-chaussée, à la place du vaisselier, une vitrine présentait une enveloppe dont il ignorait l’existence, cachetée en 1729 par celle qui fut la cause de son départ précipité. Il refusa de l’ouvrir mais plaça à côté d’elle le manuscrit de ses mémoires de voyage qu’il avait jusqu’à ce jour l’intention de publier.

Grand contestataire de la politique agraire de son époque, R… fut condamné le 6 juin 1793 à dix ans ferme d’exil. Lorsqu’il fut de retour au pays, il fit semblant de signer son repentir en mangeant une pleine poignée de la terre qu’il venait de fouler.
Porté par l’enthousiasme des officiels, il affirma son intention de se nourrir exclusivement de celle-ci.
R… avait tout prévu : dix jours après sa joyeuse entrée, victime d’une obstruction intestinale, il mourut en martyr, tué par le mauvais état d’une terre dont il fallait absolument reconsidérer l’organisation.