Le jardin de la prison

 

 

Durant mon enlèvement, je fus retenu prisonnier dans une cellule qui se trouvait juste en dessous de ce jardin. Chaque jour, à travers la porte, mes geôliers me menaçaient des pires morts. Je crois qu’ils étaient cinq, mais je ne les ai jamais vu. Je les entendais seulement s’agiter de l’autre côté de la porte. Ma seule façon d’essayer de comprendre qui ils étaient a été de me fondre dans leur démarche. J’écoutais le bruit de leurs pas résonner dans le couloir et me mettais à marcher comme eux. Sur une boîte en carton qui traînait au fond de ma cellule, je retins les caractéristiques de la démarche de chacun de mes ravisseurs. En la tenant contre mon ventre, je parvenais à entrer dans leurs pas.
Bien que cet enlèvement soit loin derrière moi, chaque fois qu’un trop-plein d’angoisse remonte à la surface, je viens dans ce jardin avec ma boîte et remets mes pas dans ceux de chacun mes ravisseurs pour me décharger de tout ce qu’ils m’ont fait subir.
J’ai pris soin de mettre un oiseau mort à l’intérieur de la boîte au cas où quelqu’un me demanderait ce qu’il y a dedans.

Mon sang t’éclaboussera. Et tu placeras ta main devant le visage pour te protéger. Et tu auras les doigts tachés de sang. Tous les doigts sauf le petit. Tu te laveras les mains ; mais tu ne pourras t’empêcher de regarder tes doigts tout au long de la journée. Et tu te prendras d’affection pour le petit. Le petit qui aura été épargné de la souillure. Et tu te demanderas pourquoi il est si petit et les autres si grands. Et tu auras envie de couper les grands. Mais tu penseras à moi. Tu auras peur qu’en les coupant, le sang n’éclabousse le cher petit. Alors tu tenteras d’allonger le petit pour qu’il puisse se défendre. Et tu auras mal, et la douleur sera la douleur de toute la main. Et il ne grandira toujours pas, et tu tireras encore plus fort, et la douleur sera la douleur de tout le corps. Puis la douleur te dépassera, et pourtant tu seras toujours à penser qu’elle t’écrase.

Je resterai encore un peu près de toi. Mes cheveux partiront les premiers. Une mèche brûlante se détachera de mon crâne. L’air chaud la portera jusqu’à toi. Elle se déposera sur ton épaule et tu l’écarteras d’un revers de la main. Elle retombera sur le bouton fermé du col de ton manteau. Son incandescence brûlera le fil. Le bouton tombera par terre. Tu ne te rendras compte de rien. La mèche toujours rougeoyante s’attaquera au deuxième bouton, et il roulera par terre. Puis, un à un, tous les boutons se détacheront.
Quand j’aurai fini de brûler, tu auras froid. Tu ramasseras la poignée de boutons qui sera tombée à tes pieds et la glisseras dans ta poche. Tu auras froid et tu refermeras ton manteau en croisant les bras autour de toi-même. Tu rentreras chez toi dans cette position. Tes mains commenceront à bleuir de froid. Bientôt tu ne les sentiras plus. Tu auras l’impression d’être enserré par quelqu’un d’autre. Ce sera moi.
Tu rentreras chez toi. Tu enlèveras ton manteau. Tu sortiras une bobine de gros fil. Mais tu trembleras tellement de froid que tu ne pourras passer le fil dans l’aiguille. Tu trouveras alors parmi la poignée de boutons une poignée de cheveux que les flammes auront épargnés. Tu prendras un à un mes fins cheveux et tu recoudras un à un tes boutons.
Mais quand tu ressortiras, ce sera plus fort que toi, il faudra que tu te croise les bras autour de toi-même.

 

Tu ne voudras à aucun prix manquer la dernière expression de mon visage. Tu me verras enfiler la corde. Tu me verrras tomber. Les torsades de la corde me feront tourner sur moi-même. Tu auras peur de perdre un instant mon visage. Dans ta précipitation de ne rien rater tu tourneras autour du gibet suivant le rythme de la corde ; tu feras un tour, deux tours, trois tours, quatre tours. Tu courras autour du gibet. Puis la corde arrivera au bout de sa première course, et se détordra dans l’autre sens. Tu accompagneras son mouvement. Et tu courras ; un tour, deux tours, trois tours. Tu n’auras même plus à regarder dans ma direction ; tu te contenteras de ta propre expression ; tu te contenteras de ton visage cramoisi par l’effort, de ton cou tendu par le désir de me voir.

Je resterai en ta compagnie. Tu me vois déjà disparaître dans les flammes, mais je resterai. Bientôt je ne serai plus qu’un tas de cendre, et tu resteras bouche ouverte devant les décombres ; et le vent qui attise maintenant les flammes soulèvera tout à l’heure mes cendres ; le nuage de mes cendres flottera vers toi et déposera ses particules dans ta bouche ouverte.
Mes cendres se blottiront au fond de ta gorge. Au début tu ne sentiras rien, mais je serai bien là. Tu iras boire un verre à ma santé. Tu ouvriras une bonne bouteille. Mais le vin n’aura plus le même goût. Quand tu boiras le premier verre tu seras déjà en train de penser au second qui te rendra peut-être le goût que tu attendais. Quand tu boiras le second, tu seras déjà dans la mémoire du troisième. Mais jamais elle ne reviendra. Et tu boiras, tu boiras... mais sans jamais retrouver ton goût... Ce sera moi qui, blotti dans le fond de ta gorge, goûterai ton vin.
Et tu vivras dans l’espoir que le verre que tu es en train de boire passe plus vite ; que le temps passe plus vite pour être déjà dans le suivant ; et le temps s’accélérera tellement, qu’à l’instant où je te parle, tu te trouves déjà à l’heure de ta mort.

Tu retiendras mon nom et ne le prononcera plus que comme injure. Tu éructeras mon nom à la figure de ton ennemi. Vos têtes ne seront plus qu’à quelques centimètres l’une de l’autre. Vous vous postillonnerez mon nom. Et quand bien même vos gorges seraient trop enflammée pour pouvoir encore prononcer mon nom, vous vous le cracherez à la figure. Votre salive dégoulinera sur les joues, sur les bras de l’autre. Elle vous noiera de l’injure de mon nom. Vous serez pris dans le flot de mon nom. Mais vous souffrirez aussi de vous être desséchés de l’intérieur. Vous me reprendrez sur le corps de l’autre, vous vous lècherez mutuellement pour me reprendre. Je coulerai à nouveau dans vos gorges.