les draps de lit

Vivre dans la même ville que son pire ennemi est intolérable. Cela peut nous forcer à partir, à tout quitter. Nos amis, notre pays, notre langue.
Alors on s’en va de l’autre côté de l’océan.
Chaque jour on espère retrouver la force du retour. Mais elle ne vient pas. Alors on reste dans son lit. Et comme la lâcheté est sans borne, on donne des coups de fil anonymes à son pire ennemi. On prend un coin du drap de lit que l’on place sur le combiné pour travestir sa voix.
Puis le temps passe, et l’on commence à perdre ses souvenirs. Alors on fait un nœud à son drap de lit pour ne pas oublier de téléphoner à son ennemi le lendemain matin. Mais le lendemain on n’appelle pas. Chaque jour pourtant on ajoute un nouveau nœud. Puis, quand notre drap n’est plus qu’un chapelet de nœuds qui nous empêche de dormir, on téléphone sans artifice. Et notre ennemi nous dit « Reviens mon ami, c’est un malentendu. »
Et comme la lâcheté est un puits sans fin, on dénoue son drap pour faire son balluchon, et l’on rentre au pays. On sait pourtant qu’il n’y aura aucune explication à recevoir. On rentre parce qu’on n’a pas réussi à partir. Parce qu’on espère retrouver un lit sans nœud. Mais tout a changé au pays. Nos amis ne nous reconnaissent plus, ou alors, on ne se comprend plus, on ne parle plus la même langue. Alors on se met le drap sur la tête, sur tout le corps. Et l’on court les rues. Et l’on se sent léger, on se sent voler. Pour la première fois, on sait vraiment qu’on n’a rien dans le ventre.

Un matin, on se retrouve face à face avec le drap de lit que l’on a mis à sécher. Et l’on ne se sent pas plus épais que lui. Et l’on se sent aussi tendu que lui. Mais, contrairement à lui, on n’a pas cette petite flaque à nos pieds qui donnerait un sens à notre situation. On aimerait pourtant avoir une flaque de transpiration à nos pieds. Cela prouverait qu’on n’est pas insensible; que malgré notre manque d’épaisseur, on peut encore éprouver quelque chose.
Alors on va chez celle avec qui on a dormi dans ce drap. Mais elle n’est pas là. On force sa porte. On voudrait laisser quelque chose de soi, dire qu’on est toujours vivant, mais on ne trouve pas les mots. Alors on met le bouchon dans l’évier, on ouvre le robinet et on laisse l’eau couler jusqu’à ce qu’elle déborde sur le plancher. On patauge un peu, puis on s’en va.
On rentre chez soi. On se déshabille, on s’enroule dans le drap encore humide et l’on se met au lit. On attend. La fièvre monte très vite. On devient moite. Et quand on entend frapper à la porte, malgré la fièvre, on sait qui frappe. Et même si on ne se sent plus très vivant, on a le courage d’ouvrir, car on transpire enfin par tous les pores de sa peau.

Un matin, on se réveille collé contre le jour laissé dans le bas de la porte d’entrée, enveloppé dans le drap qui la calfeutre. On n’attend pourtant rien de particulier. Pas de lettre déterminante, pas de visite exceptionnelle. On ne sait pas ce qu’on attend. Mais on reste là. Le froid passe sous la porte. Après un temps, la partie de notre corps exposée au jour devient tellement glacée que l’on se retourne. On met le côté froid de nous-mêmes vers l’intérieur et le côté chaud vers l’extérieur. Et c’est comme s’il faisait froid dans la maison et chaud dehors. Alors on se dit qu’il est temps de partir de chez soi. On va à l’extérieur. On ne prend même pas la peine de fermer la porte. On marche dans les rues. Puis quand on a trop froid, on s’allonge devant la porte d’entrée d’une maison. Tout notre corps a froid. On essaie de passer les doigts sous la porte pour prendre le drap qui la calfeutre. Mais à l’intérieur, quelqu’un est là qui le retient jalousement. Alors on n’a plus froid. C’était cette présence qu’on attendait.

Si on achète une maison, c’est pour essayer de faire comme tout le monde.
Et si nos amis mettent le feu à notre maison, c’est simplement pour savoir si on aura assez confiance en eux pour sauter dans le drap qu’ils nous tendent.
Dès qu’ils nous reçoivent, ils se mettent à rire en se regardant dans les yeux. Ils croient nous avoir retrouvé. Ils secouent le drap de toutes leurs forces pour nous faire sauter dans les airs comme un polichinelle.
On rit aussi, mais pas avec eux. On rit parce qu’à chaque fois qu’ils nous relancent dans les airs, on se sent loin de tout.