Tristan se souvint de cette journée — une journée étouffante, à l’atmosphère électrique — où il avait essayé de dessiner Yseult. Il avait voulu la fixer pour l’éternité.
Mais elle bougeait sans arrêt : parce qu’elle avait reçu un moucheron dans l’œil, parce qu’un autre lui chatouillait le menton ; tout était bon. Si seulement elle avait pu rester tranquille, ne fût-ce qu’une seconde. Mais c’était sans espoir. À la tombée de la nuit, ils décidèrent de rentrer sans qu’il fût parvenu à ébaucher la moindre esquisse. Sur le chemin du retour, ils ne s’adressèrent pas la parole ; la tension était extrême. Le vent s’était levé, de sombres nuages s’amoncelaient devant eux. Le village était encore loin. Dans leur inconscience, ils grimpèrent jusqu’à cette branche pour se mettre à l’abri de l’orage. Il faisait noir. Tristan sentit Yseult paralysée de peur. Elle s’était arrêtée de bouger. Il sortit son carnet à dessin et attendit que le premier éclair illumine son immobilité. La foudre tomba tout près d’elle. Il la vit merveilleusement pétrifiée; sa main s’agita sur le papier avec une vitesse fulgurante; il n’avait pas l’impression de la guider, c’était comme si la foudre s’en était chargée.
Un deuxième éclair lui fit aussitôt découvrir son dessin. Un crâne. Il avait dessiné un crâne. Sans doute celui d’Yseult.
La pluie se mit à tomber. De grosses gouttes éclatèrent sur la feuille. Se noircissant au contact du fusain, elles bouleversèrent son dessin. Une goutte tomba dans le trou de l’œil, une autre frôla l’os du menton. À chaque seconde, le crâne prenait une expression différente. Si seulement son dessin avait pu rester tranquille, ne fût-ce qu’une seconde. Des deux mains, Tristan chassa les gouttes comme si elles n’étaient que de vulgaires moucherons. Mais c’était sans espoir. Jamais l’image d’Yseult ne se fixerait.
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Tristan repensa à cette journée d’hiver où, après trois mois de séparation, il avait revu Yseult dans la forêt. Pour sceller leur réconciliation, il avait voulu la dessiner au pied de l’arbre qui les avait abrités autrefois. Il tremblait de froid, mais le désir de la retrouver était plus fort que tout. Au moment d’entamer son dessin, Tristan éternua si violemment qu’un paquet de neige se détacha de la branche qui se trouvait au dessus d’elle et la recouvrit entièrement. Yseult disparut dans le blanc de la forêt. Il se sentit complètement seul. D’un seul coup, la douleur de leur séparation se réveilla. Son regard se raccrocha à cette branche noire qui, libérée de sa neige, se dressait devant lui comme un signe du destin. S’il avait pu la couper, elle aurait parfaitement pu lui servir de bâton de marche, l’accompagnant et le soutenant dans sa nouvelle solitude.
Malgré le froid, Tristan réussit à saisir son crayon et à dessiner ce bâton dans ses moindres détails. Grâce à lui, il commença à s’accommoder à son doux isolement. Il se sentit même plus fort que jamais. Il défit alors le tas de neige où la pauvre était ensevelie depuis quelques minutes et la prit avec lui pour rentrer au village. Yseult était figée par le froid. Tristan la porta cinq pas puis, exténué, s’appuya sur elle. Il prit bien garde de ne pas trop la serrer dans ses bras pour éviter qu’une chaleur soudainement retrouvée de son corps ne lui rende une souplesse qui lui ferait perdre le souvenir de son cher bâton
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Quelques mois plus tôt, un doute avait envahi Tristan : Et si quelqu’un d’autre s’était glissé entre eux, et que Yseult n’osait le lui avouer ? De plus en plus régulièrement, c’était elle qui lui demandait d’aller la dessiner dans la forêt. Les poses duraient des heures. Yseult devait sûrement profiter de ces séances pour se dérober à lui. Il ne remarquait pourtant rien, bien que sa concentration fût extrême. Mais peut-être était-il comme ces insomniaques qui croient ne pas avoir fermé l’œil de la nuit, alors que leur état de veille a été entrecoupé d’un sommeil dont ils n’ont pas pris conscience.
Pour empêcher tout écart de la part de Yseult, Tristan la fit se mettre en équilibre en haut de cette branche et, durant la pose, ne chercha à porter son attention que sur les mouvements suspects qu’elle ferait. Mais elle ne bougeait pas. Dans la position où il l’avait placée, il était pourtant inconcevable qu’elle pût rester aussi longtemps immobile sans qu’une force extérieure — quelqu’un par exemple — ne fût derrière elle pour la maintenir.
Même s’il ne le voyait pas, Tristan décida de se concentrer uniquement sur la présence de ce quelqu’un. Il resta si longtemps à le guetter si intensément qu’un moment il fut pris de vertige et faillit défaillir. Mais il se ressaisit d’un coup, comme si une main mystérieuse l’avait brusquement retenu par la peau du dos.
La vérité lui apparut enfin. S’il y avait quelqu’un, il n’était pas dissimulé derrière elle, mais bien derrière lui. Yseult ne restait bien cambrée sur sa branche que pour mieux séduire celui-là qui, dans son dos, le tenait comme une marionnette agitée par ses doutes.
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Tristan se souvint du jour d’automne où lui-même et Yseult s’étaient unis l’un à l’autre. Il avait voulu la dessiner dans sa robe à fins motifs violets. Elle s’était installée dans un cercle de bruyère qui laissait à penser qu’autrefois s’y trouvait un étang. Il était monté jusqu’à cette branche pour avoir un meilleur point de vue sur la scène. Il avait disposé devant lui un grand carton dont les dimensions étaient à la mesure de ses ambitions. Tristan voulait que se dégage de son dessin un état de complète fusion du personnage avec la nature. Au premier coup d’œil, on ne devait pas vraiment discerner ce qui faisait partie d’elle ou de la végétation qui l’entourait. Un peu comme quand, de Calais, on regarde vers l’Angleterre et qu’on ne sait pas très bien si la ligne sombre que l’on voit reposer sur l’horizon est un nuage parmi d’autres ou si c’est vraiment l’Angleterre; si ce nuage un peu plus lourd que les autres nous autorise déjà à nous promener dans les rues de Londres, ou s’il nous retient encore dans les brumes qui recouvrent les falaises de Douvres.
Tristan était resté toute la journée sur son dessin, mais il avait atteint son but. Il releva la tête pour remercier son modèle de sa patience, lorsqu’il vit la pauvre Yseult enfoncée jusqu’au cou dans les terres marécageuses. Elle devait y avoir glissé depuis le matin, tandis que lui, plongé dans son dessin, ne l’avait même pas vue sombrer, ni n’avait entendu ses cris. Il ne l’avait dessinée que de mémoire.
Les bras d’Yseult s’agitaient désespérément et réclamaient quelque chose qui la retienne à la surface. Sans réfléchir, Tristan lui lança son carton dont les grandes dimensions lui permettraient de prendre appui. Il la vit s’extraire de la tourbe et, de ses deux pieds dégoulinant de boue, se hisser sur son dessin. Un moment, il espéra bien reprendre son dessin pour pouvoir l’encadrer et le mettre dans leur chambre à coucher. Mais il le vit irrémédiablement disparaître dans le sol mouvant ; un peu comme quand, de Calais, on voit les bateaux disparaître dans le sombre nuage qu’on avait voulu prendre pour les côtes anglaises. et l’on est tellement déçu par la fragilité de nos illusions, qu’on espère voir ce nuage fondre sur nous et nous y engloutir.
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Tristan se rappela son état de terreur une semaine avant leur mariage. Il avait vu approcher ce jour avec hantise, comme si cette cérémonie, avec son cortège de conventions, allait pourrir leur relation. Pour conjurer cette crainte, il avait décidé de dessiner Yseult en Eve, bras fièrement tendu vers la pomme. Ensemble, ils avaient sillonné la forêt à la recherche d’un pommier sauvage qui servirait sa composition. La saison était déjà bien avancée ; ils n’en trouvèrent qu’un, ne portant qu’une seule pomme sur une haute branche.
Mais Tristan n’abandonna pas son projet. Il déshabilla Yseult en Eve et la plaça debout sur ses épaules pour qu’elle fût à hauteur de pomme. Cette opération compliquait bien entendu considérablement la réalisation du dessin car il n’avait plus aucun recul vis-à-vis de son modèle. Par bonheur, une brève éclaircie fit apparaître en face de lui l’ombre détaillée de son Eve.
Mais Tristan eut à peine le temps d’ébaucher un trait que le soleil disparut. Des heures durant, son Eve sur les épaules, il tourna autour de la pomme comme la lune autour de la terre, espérant suivre ainsi la course du soleil et profiter de lui dès qu’il surgirait derrière les nuages. Mais les éclaircies étaient si furtives qu’il n’avait que le temps d’esquisser deux ou trois traits.
Après quelques heures, le vent se leva enfin et chassa les nuages; malheureusement, une rafale plus violente que les autres ébranla la pomme et la détacha de l’arbre. Tristan la vit s’écraser sur son carnet à dessin. Tout autour de la pomme, ses misérables petits coups de crayons grouillaient comme autant de vers répugnants qui allaient s’attaquer au fruit. Il resta figé devant le réalisme de son dessin. Son mariage venait de prendre corps. Son Eve lui parut si lourde qu’il n’eut plus la force de la supporter. Elle se rhabilla et ils rentrèrent à la maison sans se dire un mot. Il passa le restant de la semaine devant son dessin, à se ronger de l’intérieur.
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