Les trois arbres

 

Lorsqu’il sentit une masse informe heurter son épaule, Monsieur de Sélys fut tellement surpris qu’il appuya sur la gâchette de son revolver. Sans ce choc imprévu, il aurait pu rester des heures encore figé derrière son gros chêne, ne sachant s’il devait tirer ou non.
Dès que la balle partit, Monsieur de Sélys ressentit un profond soulagement : le devoir avait été enfin accompli sans que lui-même ne se sentît vraiment responsable d’un coup provoqué par la seule surprise. Il aurait voulu que jamais cet instant ne s’arrêtât ; car si la balle touchait Serti, il porterait la mort d’un homme sur la conscience, et si elle le ratait, son orgueil en souffrirait éternellement.

Mordillant nerveusement une plume à l’ombre d’un vieux tilleul, Oskar Serti attendait depuis si longtemps l’arrivée de Catherine de Sélys qu’il se demanda si elle allait venir ou non. Soudain, il sentit un sifflement aigu lui frôler les lèvres et couper sa plume, cette chère plume qu’il avait détachée la veille de la robe de Catherine en gage de leur liaison future. En voyant la plume emportée par le vent filer droit sur un grand saule, Serti s’en remit superstitieusement à elle : si elle était retenue par l’arbre, Catherine viendrait ; mais si elle passait l’obstacle sans encombre, il n’aurait plus qu’à l’oublier.

Le 5 mars 1912, Catherine de Sélys découvrit son mari caché derrière un gros chêne, un revolver braqué en direction d’un vieux tilleul à l’ombre duquel somnolait Oskar Serti. Ainsi, les avances qu’Oskar lui avait faites la veille n’avaient pas échappé à son mari. Catherine se sentit tellement misérable d’avoir répondu au rendez-vous d’Oskar qu’elle se cacha derrière un grand saule, ne sachant si elle avait le droit d’intervenir ou non.
En baissant les yeux de honte, elle aperçut au pied de son arbre la masse informe d’un jeune oiseau tombé trop tôt du nid. Elle s’en saisit et le lança violemment en direction de son mari. Catherine goûta l’instant suivant avec la satisfaction du devoir accompli : si l’oiseau avait encore un peu de force pour voler, il aurait la vie sauve; s’il s’écrasait sur son mari, celui-ci pourrait en être surpris et, dans un sursaut d’humanité, laisser Oskar en vie.