L'escalier du château

 

Qu’ils retrouvent mon corps au pied de l’escalier et s’en servent comme modèle. Qu’ils l’installent entre deux marches et prennent assez de recul pour placer leur chevalet. Qu’ils prennent leurs couleurs les plus vives. Qu’ils me placent la tête en bas. Qu’ils ouvrent ma bouche, et la maintiennent ouverte en plaçant de petites cales de bois entre les dents. Qu’ils agrippent une main contre le mur en la clouant par les ongles. De loin, on ne verra pas les clous. Qu’ils plient une jambe en ficelant la cheville à la cuisse. Qu’ils prennent leur temps. Qu’ils donnent le meilleur d’eux-mêmes.
Qu’ils placent leur composition dans des cadres bien lourds et l’accrochent tant bien que mal en haut des cimaises. Et je pèserai de tout mon poids pour me fracasser aussitôt à leurs pieds. Qu’ils ouvrent la bouche et poussent des cris d’horreur.

Nous n’avions pas quinze ans. À la Seigneurie, c’était l’été de la grande épuration. Régulièrement, des condamnés étaient jetés dans l’escalier du donjon. Les après-midi d’exécution, nous avions pris l’habitude de nous retrouver à proximité du donjon, de l’autre côté de la rivière. On nous appelait la bande des trois. Nous remplissions nos poches de myrtilles, de fleurs de genêts, de champignons rouges. Dès qu’au loin, nous entendions l’ordre de jeter un condamné, nous prenions en mains les fruits de nos récoltes et dans une folle mêlée, nous nous en barbouillions joyeusement nos visages, bras et jambes. Nous roulions sur la mousse, puis nous nous écroulions comme si nous venions d’atterrir au pied du sinistre escalier, le corps couvert des couleurs qui devaient consteller les membres défaits des victimes du donjon.
Quelques mois plus tard, au cœur de l’hiver, nous marchions le long de la rivière, lorsque nous entendîmes un ordre d’exécution provenir du haut du donjon. Le premier moment de surprise passé, nous sentîmes monter en nous comme un besoin incontrôlé de voir naître sur nos corps les couleurs de la chute. À défaut de fruits, nous nous précipitâmes sur les cailloux qui bordaient la rivière et nous rouâmes de coups. Durant notre lutte, nous n’eûmes pourtant pas le cœur de crier comme autrefois, et dans notre silence, pour la première fois, nous entendîmes distinctement les hurlements qui s’échappaient du donjon.

Nous n’avions pas quinze ans. À la Seigneurie, c’était l’été de la grande épuration. Régulièrement, des condamnés étaient jetés dans l’escalier du donjon. Les après-midi d’exécution, nous avions pris l’habitude de nous retrouver à proximité du donjon, de l’autre côté de la rivière. On nous appelait la bande des trois. Nous remplissions nos poches de myrtilles, de fleurs de genêts, de champignons rouges. Dès qu’au loin, nous entendions l’ordre de jeter un condamné, nous prenions en mains les fruits de nos récoltes et dans une folle mêlée, nous nous en barbouillions joyeusement nos visages, bras et jambes. Nous roulions sur la mousse, puis nous nous écroulions comme si nous venions d’atterrir au pied du sinistre escalier, le corps couvert des couleurs qui devaient consteller les membres défaits des victimes du donjon.
Quelques mois plus tard, au cœur de l’hiver, nous marchions le long de la rivière, lorsque nous entendîmes un ordre d’exécution provenir du haut du donjon. Le premier moment de surprise passé, nous sentîmes monter en nous comme un besoin incontrôlé de voir naître sur nos corps les couleurs de la chute. À défaut de fruits, nous nous précipitâmes sur les cailloux qui bordaient la rivière et nous rouâmes de coups. Durant notre lutte, nous n’eûmes pourtant pas le cœur de crier comme autrefois, et dans notre silence, pour la première fois, nous entendîmes distinctement les hurlements qui s’échappaient du donjon.

Il entre chaque fois dans mon sommeil par surprise. Je suis en haut de l’escalier, je m’apprête à sauter et il me retient par la peau du dos. Il me demande la permission de tomber à ma place. Il porte les mêmes vêtements que moi. Son visage est dans le noir. Il insiste pour tomber à ma place, mais je ne veux pas me faire remplacer. Je garde l’espoir que tout ce qui pourra arriver dans mon sommeil, je n’aurai plus à le subir dans la réalité.
Il me supplie. Il a la même voix que moi. Il me plaque contre le mur et veut se jeter dans les escaliers. Je lui crie Non c’est moi . Mon cri lui fait peur, il tombe en arrière dans les escaliers. Il tombe. Il tombe. Il se précipite en dehors de mon sommeil. Il se retrouve par terre, au pied du lit. Il m’a entraîné dans sa chute, je m’agrippe à mon sommeil comme à une paroi savonneuse. Je ne suis bientôt plus qu’un peu de chaleur à la surface du matelas. Il se relève, se remet sous les couvertures et cherche ma chaleur. Mais le lit est déjà tout froid et il ne peut plus se rendormir.

J’ai toujours trouvé ce qu’il fallait dire ; j’ai toujours eu les mots qui convenaient. Mais maintenant, j’ai trop peur de mal les employer ; j’ai trop peur qu’ils tombent à plat. Je dois en trouver d’autres, de plus appropriés à la situation. Je ne les comprendrai certainement pas au moment où je les dirai. Mais je les hurlerai avec tant de force qu’ils éclateront dans tout le donjon. Au début, ils ne seront peut-être que des cris incompréhensibles. Mais ils s’élèveront jusqu’en haut des escaliers, jusqu’à l’écho. Et quand je m’effondrerai au bas des marches, ils retomberont sur moi et couvriront de toute leur signification mon air hébété par l’absence de vie.

Tu trouverais le moyen de venir près de moi. Comme tu l’as toujours fait pour réduire la portée d’un danger, tu me dirais à l’oreille ce qui va se passer : que la troisième marche me brisera les jambes, que la septième me retournera la main, que la dix-neuvième me rompra le cou. Je t’écouterais puis je tomberais dans l’escalier.
Mais rien ne se passerait comme tu l’aurais dit. Rien ne se passerait. Je tomberais mais je ne ressentirais rien. Je crierais uniquement parce qu’on crie quand on tombe dans les escaliers.
En bas des marches, je prendrais la peine de penser à ce que tu m’aurais dit. Je repenserais à la troisième marche, et je sentirai aussitôt mes jambes brisées ; je repenserais à la septième, et je découvrirai ma main retournée. Mais je n’oserais pas penser à la dix-neuvième marche. Je penserai à toi. Et mon cou se rompra silencieusement.

 

 

Derniers moments d’un condamné à-la-chute-mortelle-dans-l’escalier-du-donjon.