Les sacs

 

Le 12 mai 1936, après plusieurs années d’inactivité, la pianiste Catherine de Sélys connut un tel besoin de sentir vibrer à nouveau une salle à ses côtés, qu’elle décida d’entreprendre une tournée qui la mènerait au quatre coins de l’Europe. Mais elle eut tellement peur de décevoir un public autrefois si enthousiaste, qu’au soir de la première représentation, elle fut incapable d’enfoncer la moindre touche. Le silence de la salle lui parut insurmontable. La nervosité faisait tinter ses boucles d’oreille ; dès que sa main — désespérément impuissante — se levait en tremblant, ses bracelets s’entrechoquaient dans un léger cliquetis ; et ses jambes, qui se tortillaient sous sa robe, provoquaient à chaque mouvement un bruissement du tissu.
Les spectateurs n’avaient jamais entendu une telle chose. Comment une pianiste, sans l’aide de son instrument, par la simple grâce de sa robe et de ses bijoux, pouvait elle produire des sons si emprunts de détresse et de solitude ?
Lorsque Catherine se leva sur le devant de la scène pour demander publiquement pardon de son échec, la salle ne lui laissa pas le temps de prononcer un mot et l’applaudit chaleureusement. Catherine se sentit touchée d’une telle marque de soutien et trouva enfin le courage de jouer.
Malheureusement, le silence qui suivit sa prestation fut tel, qu’elle put entendre les chaussures des messieurs grincer de déception, et les sacs des dames se refermer de mépris.

Au printemps 1926, Oskar Serti sillonnait comme une âme en peine les routes d’Europe au volant de sa toute nouvelle Bugatti, lorsque sa radio de bord diffusa un récital de la pianiste Catherine de Sélys. Serti n’avait jamais entendu quelqu’un jouer avec tant d’intensité ; c’était comme si Catherine de Sélys se trouvait à ses côtés et ne jouait que pour lui.
Soudain, sa voiture passa sous un pont, et la musique fut un instant recouverte de grésillements parasites. Mais loin de le troubler, ces grésillements lui donnèrent l’impression que les micros chargés de la retransmission radiophonique venaient de tomber sur les genoux de Catherine et ne laissaient plus entendre que les frou-frous de sa robe.
Ainsi, chaque fois qu’il passait sous un pont, Serti se rapprochait un peu plus de Catherine de Sélys ; il se plaisait à imaginer la robe, les bijoux qu’elle portait et qui envahissaient sa voiture de leurs délicieux crépitements.
Alors que le récital touchait à sa fin, Serti aperçut, gesticulant au loin, un homme dont le véhicule — une vieille Renaul — semblait en panne. Mais lorsqu’il découvrit que cette voiture avait été rangée exactement sous l’arche d’un pont, et qu’elle devait s’y trouver depuis un certain temps, Serti fut envahi d’un irrépressible sentiment de jalousie, et passa à toute allure devant le malheureux conducteur.