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Lorsque nous frappons ou consolons notre âne, nous le couvrons d’une série de noms que nous oublions aussitôt. Mais comment pourrions-nous le baptiser d’un seul et vrai nom. Le baptème est une espérance que nous donnons à ceux que nous voulons épargner ; et notre âne, que nous chargeons pourtant de tant de choses, ne nous est porteur d’aucun espoir. Nous savons qu’il peut nous fausser compagnie à tout moment.
Nous parlons à notre âne comme au soldat inconnu. Qu’il soit de notre camp ou du camp adverse. Peu importe. Quel nom donner à celui qui a enduré tant de haine et de compassion ; quel nom donner à celui qui allait peut-être déserter s’il n’avait pas été abattu deux minutes plus tôt. Même les nations les plus sages, dans leur devoir de mémoire, n’ont pas su répondre à la question.
Peut-être pourrions-nous lui donner un nom de scène, sous lequel il jouerait tous les rôles de martyr et de Judas que l’on voudrait lui voir jouer. Mais cela voudrait dire qu’en lui parlant, nous ferions aussi partie de la comédie. Sous le nom que Dieu nous a donné.
N.B. Si l’occasion se présente, n’hésitons pas à nous rendre avec notre âne sur la tombe du soldat inconnu. Il se précipitera aussitôt sur la gerbe pour la manger. Au début nous ne comprendrons pas qu’elle lui appartienne autant qu’à l’Autre, et nous lui ouvrirons la bouche pour la lui retirer des dents. Mais dès que nous aurons la tête entre ses mâchoires, nous y découvrirons les chrysanthèmes mutilés, les roses dégoulinantes de bave, les tulipes déjà à moitié décomposées…
L’âne prendra tout son temps pour mâcher la gerbe. Car il n’a pas faim. Il n’est que notre goûteur. Avec ses yeux de chien battu, il goûte la misère du monde pour nous permettre de la digérer sans trop de mal.
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Notre âne ne s’occupe pas d’où il va. Peu lui importe de tourner à gauche ou à droite, ou d’aller tout droit. Il se meut, c’est tout. Le seul geste accompli à dessein est de battre des oreilles et des paupières pour chasser les mouches. Parfois — et c’est cette situation qui nous intéresse — il continue de battre des paupières alors qu’il n’y a plus de mouche. Il n’est plus alors qu’un mouvement capable de se mouvoir lui-même. Jusqu’à l’infini. Au centre de cette merveilleuse mécanique, son œil est celui d’un dormeur. Mais d’un dormeur qui nous regarde au plus profond de nous-même. Cet œil, inconnu de nous, nous poursuivra toute la journée. Il se gravera en nous comme certaines images trop violentes s’impriment en négatif dans notre rétine lorsqu’on ferme les yeux. Le soir, il nous empêchera de trouver le sommeil. Nous nous retournerons dans notre lit. Tantôt à droite, tantôt à gauche, tantôt tout droit sur le dos. Nous referons sur place le chemin de notre âne. Puis, petit à petit, ayant chassé toutes nos contrariétés, nous trouverons le sommeil paradoxal.
Le matin, lorsque nous nous réveillerons, nos jambes seront aussi lourdes que si nous avions marché toute la nuit en sens inverse d’un monde qui tourne sur lui-même. Et nous n’aurons toujours pas avancé d’un centimètre.
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Si l’on veut vraiment résoudre un problème qui nous obsède, il faut éviter de s’y attaquer de front ; pris d’assaut, il risquerait de s’effaroucher et de se dérober à nous. Il vaut mieux le prendre par sa périphérie.
Ainsi, malgré toutes les raisons que nous nous inventons, nous ne savons pas vraiment pourquoi notre âne est si imprévisible, et surtout pourquoi nous nous autorisons à le frapper jusqu’au sang lorsqu’il quitte son chemin ou refuse d’avancer.
Oublions un instant notre comportement et le sien, et mettons tout notre soin à bien faire cicatriser l’animal. Il nous est conseillé de recoudre nous-mêmes les plaies, en agrémentant le travail de fins motifs végétaux. Pour nous aider, nous prendrons exemple sur la nature environnante. Ainsi, plaie par plaie, nous apprendrons à mieux connaître le monde qui nous entoure ; nous choisirons consciencieusement la branche qui frappera notre âne, et recoudrons la plaie qui s’ensuivra en conséquence de son feuillage.
Petit à petit, couvert de ses feuilles brodées, l’âne nous paraîtra s’harmoniser avec la nature ; et même lorsqu’il déviera dans des chemins de traverse, il nous semblera toujours appartenir au paysage. Nous n’aurons donc plus aucune raison de le frapper jusqu’au sang. Si ce n’est celle de nous pousser à compléter notre grand herbier du monde.
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Ce que l’on cherche à cacher, même pour d’honorables raisons, finit toujours par transparaître un jour ou l’autre. Ainsi, malgré nos efforts pour le lui dissimuler, notre âne sait parfaitement que lorsqu’il ne pourra plus transporter quoi que ce soit, nous tirerons un bon prix de la vente de sa peau pour la réalisation de tambours et de grosses caisses. Cette perspective ne l’abat pourtant pas. Au contraire, il se sent animé par l’idée de se mêler un jour au rythme du monde. Et peut-être le naturel avec lequel il reçoit nos coups de bâton est-il compréhensible dans la mesure où, pour lui, la vie n’est que la répétition du grand Jour. L’âne ne traîne, ou ne s’arrête en chemin que pour recevoir de nous les trois coups qui annonceront le lever de rideau sur la terre promise
Mais nous, qui ne possédons pas l’idéal de l’âne, quelle perspective avons-nous de le frapper ainsi ?
Chaque jour, en levant le bâton sur notre âne, nous répétons le digne mouvement du combattant qui se dresse devant la peur du Jour dernier pour la faire reculer. Chaque jour, cette peur nous revient sous un jour différent ; il est donc normal que, comme tout bon musicien, nous apprenions à varier nos coups.
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Il est écrit que l’âne — surtout s’il porte l’enfant qui vient de naître — peut s’arrêter à tout moment. Sur ce chemin comme ailleurs. Sans raison apparente. Si on veut le voir reprendre la route, il faut lui parler gentiment dans le creux de l’oreille. Cette méthode n’a aucune chance de réussite, mais on doit passer par là.
Il est conseillé de bien placer la voix dans le pavillon de l’animal. Ne prêtons pas attention aux alluvions qui encombrent les sillons auriculaires ; elles n’ont pas été sécrétées par l’âne, mais déposées par d’impatients qui l’ont invectivé brutalement. Leur voix, trop chargée, s’est arrêtée en chemin.
Lorsque notre parole atteindra le tympan, elle le percera d’un petit cri de joie. Ce n’est pas grave. L’âne ne bronchera pas. Il fera le mort. Ou le sera. Pour des raisons indépendantes de notre volonté, il faut en effet de très longues années pour que notre voix remonte le conduit auditif de l’âne. On aura donc soi-même, au cours de l’opération, considérablement vieilli. Ce n’est pas un problème. L’âne n’avancera toujours pas. Mais cela n’aura plus la moindre importance. Car nous aurons mené sans encombre l’enfant qui venait de naître à l’âge adulte.
Dorénavant, ce sera à lui, s’il est suffisamment patient pour tolérer encore notre présence à ses côtés, de nous faire avancer en nous parlant gentiment dans le creux de l’oreille.
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