Le tableau brûlé
LA CHASSE AUX LIONS
- Eugène Delacroix, 1855 - Reconstitution fragmentaire de la partie supérieure du tableau. Huile sur toile brûlée.
(la partie inférieure est actuellement exposée au Musée des Beaux-Arts de Bordeaux)
La nuit du 7 décembre 1870, la partie supérieure de La chasse aux lions fut complètement détruite par le violent incendie qui ravagea l'Hôtel de Ville de Bordeaux.
Quelques jours après le sinistre, un employé découvrir inopinément dans les décombres des lambeaux de toile calcinée qui, en les regardant de plus près, offraient d'étranges similitudes de formes avec celles des armes, peintes en haut du tableau, destinées à tuer les lions. Une commission, chargée d'élucider l'origine énigmatique de ces pièces, retint trois hypothèses, sans parvenir cependant à privilégier une au détriment des autres.
On pourrait les résumer brièvement comme suit :
1. Ces bouts de toiles noires ne sont que le fruit d'un de ces hasards qui nous permettent de voir ce que l'on veut bien y voir.
2. Pour rendre idéalement le tranchant métallique des sabres et autres dagues, Eugène Delacroix aurait ajouté du plomb à ses couleurs, ce qui aurait ignifugé toute parcelle de toile recouverte de ce mélange.
3. Au vu de la symbolique inversée qui transforme notre approche du tableau (avant l'incendie, les guerriers donnaient l'impression de massacrer les lions ; après, ces derniers sembleraient avoir repris le dessus), il pourrait s'agir d'un incendie volontaire visant à relégitimiser le Pouvoir Animal (une idée en vogue au XIXe siècle) et dont les auteurs auraient cyniquement signé leur forfait en abandonnant ostensiblement les ombres dérisoires des armes sacrilèges.
Le plus étonnant de cette histoire reste l'attitude pour le moins passionnelle qu'adopta Odilon Redon à l'égard de la mutilation d'un tableau qu'il connaissait d'ailleurs parfaitement pour l'avoir copié alors intact. Plongé dans sa vision de plus en plus évanescente du monde, Redon voua un tel culte aux seuls restes tangibles d'une toile partie en fumée, qu'il fit — dit-on — réaliser le montage présenté ci-contre pour le proposer, malheureusement sans succès, au Musée des Beaux-Arts de Bordeaux.