Franklin Roosevel
La présence des portillons de sécurité empêchant l’accès au quai à l’arrivée d’un train fut l’objet d’intenses débats peu de temps après leur mise en service. Le sociologue Raymond F… était chargé d’en évaluer leur impact auprès des voyageurs.
L… basa son étude sur un relevé systématique des empreintes des mains qui se plaquaient sur les portillons lors de chaque fermeture. Ces empreintes témoignaient-elles d’une certaine mauvaise humeur, d’une forme de résignation, d’une relative indifférence ?
Une analyse attentive fit apparaître que le dessin général produit par l’accumulation de toutes ces lignes de mains et autres empreintes digitales prenait la forme de courbes de niveaux comparables à celles que l’on retrouve sur les cartes d’Etat-Major. Inconsciemment, la communauté des mains dessinait des cartes, faites de lacs, de montagnes et d’épaisses forêts.
Il fut alors décidé de supprimer l’usage de ces portillons, de crainte que les voyageurs se contentent de ces pays imaginaires, et ne prennent même plus la peine d’aller jusqu’au quai pour se laisser emporter par le métro.
L’agent L… se doutait bien que son rôle de poinçonneur ne serait pas éternel, et qu’il devrait tôt ou tard se résoudre à être remplacé par une automatisation généralisée. Plutôt que de subir passivement les contrecoups du progrès, L… décida d’y prendre part le plus positivement possible.
Cherchant une douce transition avec le monde de demain, il décida de préparer sans plus attendre les voyageurs à sa métamorphose en machine. Ainsi, il n’ouvrit plus la bouche, plaça son poinçon toujours à la même hauteur, prenant et rendant les billets à un rythme parfaitement régulier.
À sa grande surprise, les voyageurs s’adaptèrent aussitôt à son nouveau comportement ; que ce soit la main tremblante d’un vieillard, celle malhabile d’un jeune enfant, aucune ne manquait son objectif.
L… connut alors un tel sentiment d’harmonie dans cette marche en avant de la société, que pour rien au monde, il n’aurait abandonné son poste.
Certains passages délicats empruntés par le métro réclament d’être soutenus par des structures particulièrement complexes dans leur montage.
Les pièces détachées arrivent en ordre dispersé, et des ouvriers spécialisés sont chargés de les assembler : points de soudure, écrous et boulons, vis, colle parfois, tout est bon pour faire tenir les éléments entre eux.
Au terme de la construction, chacun se félicitera du travail accompli.
Il n’est pas rare, lorsqu’un des travailleurs passera en métro sous son œuvre, de l’entendre dire bien haut : « Regardez, c’est moi qui ai réalisé tout cela ! ».
Il ne le fera pas par excès de fierté vis à vis des autres voyageurs, mais pour engager la conversation avec eux et consolider ainsi les points de contact de son ouvrage.
Parfois, lorsque les circonstances l’imposaient, les chefs de trains profitaient de l’ouverture des portes pour crier aux voyageurs des informations de première importance.
Pour que les bruits ambiants de la station ne viennent pas couvrir sa voix, l’agent 622 avait pris l’habitude de les faire participer à la construction de ses phrases : ainsi, un crissement de pneu ponctuait un « voiciiiii » ; le claquement d’un strapontin annonçait un « AC’tuellement… »
Un jour, le miracle tant attendu par l’agent 622 se produisit. Il n’eut pas à prononcer le moindre mot. Les bruits de la station constituaient à eux seuls une information compréhensible par tous les voyageurs, quelle que fut leur langue d’origine.
Depuis toujours, des voyageurs n’ont cessé de demander leur chemin aux guichets.
À l’instar de ses collègues, dès qu’elle fut engagée à la RATP, l’agent Béatrice L… répondit avec courtoisie et précision aux voyageurs. Pourtant, après quelques mois de service, elle se rendit compte que le nombre d’égarés ne diminuait pas. Prise de doute quant à l’efficacité de ses réponses, elle décida de changer radicalement de méthode.
Depuis lors, l’agent L… prit l’habitude de placer sur la tablette de son guichet le roman qu’elle venait de lire sur le trajet du travail. Dès que quelqu’un demandait son chemin, elle ouvrait une page au numéro qui correspondait à l’âge qu’elle donnait à son interlocuteur, comptait les lignes en fonction de l’heure au moment de la question, et en guise de réponse, lisait la phrase que son doigt lui indiquait.
Généralement, les voyageurs repartaient sans rien dire. Oubliant leur destination initiale, ils arpentaient les couloirs, le temps de découvrir le sens caché de la réponse qui leur avait été donnée.
Le bureau où les informations sont émises dans chaque station est un endroit clos, et la voix du speaker résonne souvent sur elle-même.
L’agent Arlette G… éprouvait beaucoup de difficultés à s’adresser à une foule anonyme sans pouvoir se donner une idée de qui pouvaient être ses destinataires.
C’est ainsi que, lassée de cette situation, elle décida d’emporter l’annuaire téléphonique dans son bureau, et le plaça sous ses yeux, tournant une page à chaque nouvelle annonce. Ainsi, tout en parlant, elle laissait courir son regard sur les listes de noms qui s’étalaient devant elle.
Un jour, au moment de parler, elle découvrit dans la liste le nom de son premier amour. Espérant que, par un hasard extraordinaire, cette personne se trouvait réellement sur le quai, elle fit une annonce demandant aux voyageurs de ne pas embarquer dans la rame qui arrivait, puis aussitôt après, elle descendit quatre à quatre sur le quai. Mais son premier amour n’était plus là. Il ne l’avait pas écoutée. Exactement comme lorsqu’il était parti des années plus tôt.
Les graphistes chargés du lettrage des noms des stations ont une lourde responsabilité ; surtout si ce nom correspond à une personnalité marquante.
Ils ne peuvent en effet trahir ni l’esprit de la station, ni la personnalité en question. Et très souvent, les deux n’ont rien à voir entre eux.
Pour concilier ces deux mondes, des bureaux d’études se lancent dans des exercices typographiques, où le corps et le caractère des lettres tendent vers une humanité qui s’inscrira sur une ligne capable de nous transporter.
Les discours officiels qui accompagnent les inaugurations dans le métro doivent refléter la grandeur du génie civil français. C’est pour cette raison que, la plupart du temps, ils sont rédigés par des ingénieurs qui :
1. définissent l’articulation générale du propos.
2. dressent la liste des mots clés.
3. construisent un engrenage syntaxique spontané.
Le but de ce discours est de provoquer une réaction en chaîne au sein de l’audience.
La force développée par les applaudissements doit être équivalente à celle nécessaire pour tracter un train d’une station à une autre.
Alors qu’il ne l’avait plus revue depuis des années, Vincent F… vint au rendez-vous que Catherine S… lui avait fixé à la sortie de la station.
Après un regard furtif autour de lui, il la découvrit en train de parler à un inconnu dont le chapeau et le manteau étaient pratiquement identiques à ceux qu’il avait l’habitude de porter auparavant. Il se dit que Catherine avait dû prendre cet homme pour lui-même et, profondément déçu par cette méprise, décida de repartir, sans même lui signaler sa présence.
Il pensa soudain avec angoisse qu’il n’avait pas vraiment dévisagé la jeune femme parlant à l’inconnu. S’il l’avait prise pour Catherine, c’était uniquement à cause de la petite robe imprimée qu’elle portait si souvent à l’époque où ils vivaient ensemble.
Les stations de métro sont des lieux d’ouverture où il est impossible de juguler les courants d’air. Personne ne le désire d’ailleurs ; chacun considérant qu’ils participent au mouvement général du réseau.
Ainsi, si l’on se livre à une petite enquête, il apparaîtra que la grande majorité des voyageurs attendant une rame sur un quai considérera que le courant d’air souffle dans le sens de la marche du métro qui va les emmener. Quel que soit le quai où l’on se trouve.
Lorsque le train marque l’arrêt, tout semble s’apaiser. Le vent tombe, les bouches se referment doucement, les conversations sont mises en veilleuses. Elles ne reprendront qu’avec le départ du train. Très souvent, ces conversations ne veulent pas dire grand chose. Mais ce n’est pas très important. L’essentiel est d’avoir suffisamment de souffle pour maintenir le mouvement général.
Pour beaucoup d’entre nous, l’intérieur d’une station est un monde plat. Il y a plusieurs raisons à cet état de fait.
La première tient au plan affiché du réseau qui, seul, nous indique très précisément où nous nous trouvons dans le nœud des lignes. Machinalement, notre doigt va se poser sur le point où l’on se trouve ; Parfois, la fréquence des doigts posés creuse le papier, laissant apparaître un petit trou ; comme si l’on voulait physiquement rentrer dans la carte.
Il ne faudrait cependant pas négliger la présence des affiches publicitaires. Les omniprésentes représentations d’êtres humains, parfaitement semblables à nous, et mis dans des situations que nous connaissons parfaitement, nous donnent l’illusion de n’être nous-mêmes que des personnages sans volume. Et lorsque par malheur, nous heurtons quelqu’un d’autre dans les couloirs ou sur les quais, nous nous excusons. Mais nous ne le faisons pas auprès de la personne heurtée. Nous demandons pardon à l’être plat qui vit dans l’affiche de ne nous être pas encore dépouillé de toute notre épaisseur.
Pour bon nombre de voyageurs, les couloirs des stations de métro sont des points de passage entre l’espace réel que leurs jambes arpentent, et les lieux imaginaires qui émergent dans leur tête. Certains se voient marcher sur une ligne de fracture géologique, d’autres — par peur de l’inconnu — ne posent le pied que sur les jointures des dalles, d’autres encore ferment les yeux pour que le brouhaha ambiant les transporte dans une forêt remplie d’oiseaux exotiques.
Mais si jamais une lumière subite, due à l’éclatement d’une lampe ou au flash d’un appareil photo, envahit soudainement le couloir, chacun se ressaisira et regardera autour de lui ; exactement comme on se réveille au milieu de la nuit dans une chambre que l’on ne reconnaît pas.
Lorsqu’il fut décidé de rénover l’intérieur des rames, les anciens sièges de bois n’eurent aucun mal à trouver des acquéreurs. Généralement, les nouveaux propriétaires les plaçaient dans leur salon pour y lire le journal. Et pourtant, malgré leurs espérances, jamais ils ne parvinrent à retrouver les exceptionnelles conditions de lecture qu’ils y avaient connu dans le métro. Jamais ils ne retrouvèrent ce sentiment de pouvoir parcourir toute l’actualité d’un simple coup d’œil, ou de parvenir si aisément à faire la synthèse des événements entre eux.
Aucun d’entre eux ne s’aperçut que ce sentiment ne tenait pas à la qualité du fauteuil, mais bien aux secousses qui agitaient brutalement leur journal durant le trajet et faisaient que— sans même s’en rendre compte — leurs yeux passaient d’un article à l’autre, unifiant naturellement les différentes informations qui s’entrechoquaient dans le monde.