La caméra
Le 6 février 1958, au rayon
bricolage de La Samaritaine, Oskar Serti fut interpellé par le
service de surveillance du grand-magasin, alors qu’il venait d’éventrer
discrètement une boîte cartonnée contenant un oeilleton
panoramique pour porte d’appartement.
Loin de nier les faits, Serti justifia longuement son geste :
Quelques mois auparavant, un observateur perfide lui avait demandé lors
d’un cocktail pourquoi son attitude lui paraissait si empruntée
dès qu’il saluait quelqu’un d’important.
Presque par boutade, il lui avait répondu qu’il en attribuait
la responsabilité à la porte du bureau d’un prestigieux
grand-père dont chacune des visites qu’il lui avait rendues enfant
l’avait profondément impressionné.
Le passage de cette porte l’avait tant marqué que cela avait conditionné à jamais
son comportement lors de toute autre rencontre chargée d’une même émotion.
Ainsi, c’était l’étroitesse des battants de la porte
qui avait provoqué l’adoption de cette étonnante démarche
de biais lorsqu’il se présentait ; c’était la position
particulièrement haute de la sonnette qui l’avait amené à tendre
la main au niveau des épaules ; et le crissement des gonds mal huilés
qui l’avait poussé à prendre une voix suraiguë pour
dire bonjour.
Un point cependant lui restait encore obscur : pourquoi son oeil se voilait-il à chacune
de ces occasions ?
Serti avoua aux enquêteurs de La Samaritaine en avoir seulement découvert
l’origine devant cette boîte qu’il venait de déchirer :
Elle lui rappela qu’enfant, lorsqu’il entrait dans le bureau grand-paternel,
il s’amusait à voir — en refermant la porte derrière
lui — l’escalier de service se déformer à travers
les 180 degrés du minuscule œilleton de garde qui, étrangement, était
toujours couvert d’une buée empêchant toute vision nette
des choses.
Serti compris alors pourquoi cette porte comptait tant dans sa vie :
La buée sur l’œilleton provenait certainement du souffle
impatient de son grand-père qui, les minutes précédant
sa venue, devait guetter derrière la porte l’arrivée de
son petit-fils, pour regagner subrepticement sa table de travail dès
qu’il l’apercevait dans la cage d’escalier.
Oskar Serti raconta son histoire avec une telle conviction que les inspecteurs
décidèrent de ne pas l’inquièter.
Mais lorsque les jours suivants, ils le virent ouvrir d’autres boîtes
dans des rayons tellement divers, ils ne purent établir de lien direct
avec sa fameuse porte et se demandèrent si cet homme ne se livrait pas à un
jeu dont le seul but était de goûter au plaisir de se sentir observé par
leur caméras de surveillance.