Le coin des loups

 

J’ai lu les auteurs les plus tourmentés. J’ai lu leurs plus belles histoires concernant la damnation des âmes. J’ai vécu dans la peau de leur héros. Je voulais partager leur douleur, je voulais connaître le prix de leurs souffrances. Je lisais étendu dans l’herbe du jardin au milieu des fourmis. Je ne tournais les pages que quand l’une d’elles m’avait piqué. Je pouvais attendre des heures avant de mériter de tourner une page.
Je n’ai pourtant retenu que l’irritation de mes bras et de mes jambes. Je ne me souviens plus d’une seule de ces histoires. Mais j’attends. Je sais qu’à la première morsure du premier loup elles me reviendront toutes à la mémoire ; même celles que je n’ai jamais lues.

Qu’ils se souviennent de leur épouvante à la vue de mon corps visité par les loups. Qu’ils s’en souviennent lorsque les oiseaux planeront au dessus de leurs récoltes. Qu’ils assemblent des bâtons brisés en pensant à mes os; qu’ils ouvrent une botte de paille en se souvenant de mes chairs. Qu’ils n’oublient aucun détail. Qu’ils me plantent au milieu de leurs champs. Pas une graine, pas un fruit ne sera approché.
Mais qu’ils ne se plaignent pas d’entendre chaque nuit les oiseaux affamés rôder autour de leur maison et pousser des cris si épouvantables qu’ils pourraient faire penser à ceux d’un homme dévoré par les loups.

Tu viendrais le lendemain dans la forêt. Tu partirais à la recherche de ce qui resterait de moi. Tu prendrais le premier chemin qui s’offre à toi. Au premier embranchement tu hésiterais entre le chemin boueux et celui qui monte. Tu prendrais celui qui monte. Au deuxième embranchement, tu hésiterais entre le chemin aux gravillons et celui qui part en tournant. Tu prendrais celui qui part en tournant. Au troisième embranchement, tu hésiterais entre le chemin couvert de mousse, celui qui est bordé de chèvrefeuille et celui qui tombe dans la rivière. Tu couperais un brin de chèvrefeuille, mais tu prendrais le chemin qui tombe dans la rivière. Après une centaine de pas, tu verrais les restes d’un corps boueux allongé sur un tapis de mousse et de gravillons. Tu déposerais le brin de chèvrefeuille au pied du corps, mais tu choisirais de ne pas me reconnaître dans ce corps ; et pour me chercher, tu continuerais à tomber dans la rivière.

Vous tous, vous irez dormir tôt. Chacun dans sa maison. Mais vous vous réveillerez en pleine nuit. Vous ouvrirez la fenêtre de votre chambre et vous entendrez les hurlements des loups qui s’approchent de moi. Vous fermerez la fenêtre et vous irez vous recoucher; vous vous enroulerez dans les couvertures. Vous connaîtrez un sentiment de protection d’une douceur extrême, mais tellement bref que vous vous relèverez à nouveau pour ouvrir la fenêtre et sentir le doux frisson du danger parvenir à vos oreilles. Puis vous refermerez la fenêtre et replongerez voluptueusement dans votre lit. Une fois, deux fois, trois fois, dix fois dans la nuit vous vous relèverez pour aiguillonner votre bien-être des bruits de la forêt. Les bois de la fenêtre souffriront de l’exercice répété. À la dixième fois ils ne se fermeront plus parfaitement, et le gémissement continu d’un courant d’air envahira votre chambre. Vous ne pourrez plus ni ouvrir, ni fermer votre fenêtre. Vous passerez la nuit avec cette plainte qui ne vous rappellera ni le hurlement des loups, ni mes cris. Elle n’appartiendra qu’à vous.

Il vient toujours seul. C’est le plus vieux, le plus sage. Il me regarde droit dans les yeux. Je ne peux pas dire à quoi il ressemble. Il se rue sur moi et lacère mes vêtements. Il ne me touche pas; il ne s’attaque qu’aux vêtements. Puis il s’en va. Je reste seul. Mécaniquement, je cherche à mettre la main en poche. Mais je n’ai plus de poche. Je cherche l’objet que j’avais en poche et que mes doigts serraient. Je ne pense plus qu’à cet objet. C’est le seul objet que j’avais emporté avec moi, et je ne sais même plus ce que c’était. Je veux absolument le retrouver. Mes doigts le réclament, mon corps le réclame. Instinctivement, mes doigts s’agitent le long de la cuisse, puis ils entaillent la peau et fouillent jusqu’à l’os. Mais il ne trouvent rien. Mes liens empêchent de fouiller plus profond.
Il revient. Il est encore plus vieux, encore plus sage. Il me regarde dans les yeux. Il sait ce que je vais lui demander. Il se rue sur moi et me lacère. Il cherche, il cherche. Il retourne le moindre morceau. Dès qu’il aura trouvé, je pourrai me réveiller. Mais je ne me réveille pas; et tandis qu’il me réduit en charpie, je me souviens soudain que mes doigts jouaient avec un trou qui se trouvait au fond de ma poche.

Nous devions avoir douze ans. Nous avions décidé de nous endurcir. Un soir nous traversâmes la rivière et partîmes en direction de la forêt. Nous voulions rejoindre la clairière aux loups et passer la nuit sous leur menace. Nous nous étions racontés des histoires de loups toute la journée. Nous en avions encore la tête pleine. Nous marchions sous la lune, et nos ombres semblaient quitter le chemin pour se faufiler sournoisement sous les arbres. Au moment d’emprunter le chemin qui monte à la clairière, un accord tacite nous le fit éviter et suivre une allée plus accueillante. Aucun d’entre nous n’évoqua notre couardise. Nous continuâmes à marcher silencieusement en pensant à nos histoires. L’allée nous fit rejoindre la rivière à l’endroit où elle se retient en un lac argenté. Nous n’avions jamais rien vu d’aussi beau. Une brume ouatée s’élevait à la surface, nous faisant perdre toute notion de ce qui était réalité ou reflet dans l’eau. Nous décidâmes de passer la nuit là-bas. Mais aucun d’entre nous ne put s’endormir. Nous pensions à la clairière au loup; nos pensées revenaient sans cesse à cette clairière que nous n’avions pourtant jamais vue ; elle prit une dimension magique qui ternit cruellement le moindre reflet du lac argenté. Le lendemain matin, quand nous nous levâmes, nous n’eûmes qu’un regard méprisant pour le lac et ses brumes incandescentes.
Nous rentrâmes chez nous avec le sentiment du devoir accompli. Nous savions que nous étions capable de tuer ce qu’il y avait de plus beau.

 

 

Derniers moments d’un condamné à-être-attaché-de-nuit-à-un-arbre-dans-une-forêt-infestée-de-loups.