Autour de la cité

 

 

 

En route vers l'ouest

La route ne sera pas du tout comme on l’imaginait à la maison. On avait pourtant tellement lu le livre qui en parlait. On le connaissait par cœur. On pouvait le refermer, planter au hasard une aiguille dans toute son épaisseur et savoir le moindre mot qui avait été épinglé.
Mais la route nous paraîtra si plate qu’on se demandera si ce n’est pas nous qui manquons d’épaisseur. On se demandera ce qu’on fait là. On voudra savoir si on se connait aussi bien que son livre. Alors on se plantera une aiguille dans le bras. On se piquera comme seuls peuvent le faire ceux qui restent au bord de la route.

En route vers le nord

Si, au cours de notre route, nous voulons passer la nuit dans une maison abandonnée, méfions-nous ! Car même dans notre sommeil, la curiosité nous poussera à la visiter, et nous aurons toutes les chances de tomber sur un homme en noir tapi dans le grenier. Méfions-nous, car la plupart des maisons abandonnées que nous trouverons sur notre route seront en réalité les maisons de famille que nous avons voulu oublier. L’homme en noir se débrouillera toujours pour nous mener dans une petite chambre et nous jouer le rôle d’un ancêtre mort debout, les yeux grands ouverts. Soyons vigilants, car si nous nous approchons de lui pour l’embrasser, nous nous réveillerons en sursaut, les lèvres posées sur le miroir de la chambre. Il fera tellement froid que nos lèvres resteront collées à ce miroir ; nous aurons juste la liberté de lever légèrement les yeux pour voir le reflet de la route qui s’éloigne dans notre dos.

En route vers le sud

Si, en cours de route, nous passons par une vallée, prenons garde de nous y arrêter. Le vent y est toujours moins fort et l’herbe plus verte. La tentation sera grande de vouloir mettre un terme à notre voyage et d’y construire notre maison. Ne perdons pas de vue que la plupart des vallées sont encore susceptibles d’être inondées par l’édification de barrages.
Durant les années passées dans notre maison, notre esprit de petit propriétaire terrien se sera endurci et nous ne pourrons accepter de voir sans intervenir des eaux publiques engloutir notre patrimoine personnel. Devant ce lac de désolation, nous irons jusqu’à plonger dans la cave de ce qui fut notre maison pour y trafiquer le compteur d’eau. Nous pourrons alors tromper l’administration en lui prouvant que les eaux proviennent en fait d’une fuite d’un de nos robinets. Nous laisserons nos économies dans l’opération, mais le lac de désolation nous appartiendra et nous pourrons ainsi poursuivre notre route avec le sentiment d’avoir réglé tous nos comptes..

En route vers l'orient

À l’approche des étangs, notre corps sera complètement enveloppé d’une nuée de mouchettes. Dès que nous changerons d’humeur, toutes se mettront d’un bloc à l’écart, mais continueront de nous suivre un peu en retrait en conservant la forme de notre corps. À chaque changement d’humeur, nous serons nimbés d’un nouveau nuage de mouchettes. Les anciens nuages nous suivront comme une armée d’ombres. Les mouchettes – dont l’espérance de vie est plus courte que la nôtre – seront remplacées par d’autres au cours du voyage. Mais une mémoire génétique leur fera conserver leur place dans notre forme.
Si jamais l’humeur nous prend de vouloir revenir nous abriter dans une de ces formes, les mouchettes s’évaporeront dans la nature, pour se reformer aussitôt après dans notre dos. Le mieux est de faire comme si elles n’existaient pas.

 

Quand on s’arrête devant un paysage, c’est pour y promener son regard en toute liberté. Les points où l’on pose les yeux ne sont que des moments de repos au cours de ce parcours.
L’important, pour bien regarder un paysage, est de fermer les yeux suffisamment longtemps : les images sur lesquelles on vient à peine de se reposer s’impriment alors au fond de la rétine. Avec un peu d’attention, on remarquera qu’elles se détachent de leur point d’origine pour se promener en nous. Elles se déplacent pour aller se fondre dans des images issues de notre mémoire ou de notre invention.
Rien ne se fixe jamais en nous : les cellules qui composent notre œil se régénèrent tout au long de notre vie, et chaque nouvelle image qui entre en nous n’a d’autre but que d’aller se nourrir d’une plus ancienne.
Mais ne nous attardons pas trop sur les images; car seul compte – dans notre observation du monde – le fait de sentir nos yeux bouger dans notre visage. Sans ce mouvement, nous serions toujours, traits pour traits, génération après génération, à l’image du premier homme découvrant son horizon.