Les barrières
Le soir du 13 septembre 1921, lassé d’attendre entre les
quatre murs de son appartement du septième étage, Oskar Serti
alla se poster à la loggia pour mieux guetter l’arrivée
de Catherine de Sélys dans l’escalier B qui menait chez
lui.
Chaque fois qu’il entendait s’ouvrir la porte principale de
l’immeuble, Serti frémissait à l’idée
de voir enfin apparaître Catherine au bas des marches ; mais systématiquement
les bruits de pas disparaissaient dans les escaliers A ou C.
Après une heure d’attente, il donna un petit coup sur la cigarette
qu’il venait de griller nerveusement, en se disant que si Catherine
n’arrivait pas avant que le petit bloc cylindrique de ses cendres
ne touche le sol du rez-de-chaussée, toute illusion serait perdue.
Malheureusement, au cours de leur chute, les cendres se dispersèrent
dans les airs et aucun élément ne toucha le sol.
Serti fut alors saisi par l’angoisse que rien ne pourrait jamais
prendre corps dans cette cage d’escalie : les bruits de pas, les
cendres, tout s’évaporait. Un moment même, poussé par
la volonté de voir enfin quelque chose d’important se produire,
il voulut enjamber cette balustrade pour aller s’écraser
au sol.
Mais comme il aurait dû s’y attendre, cette idée s’évanouit
aussi rapidement qu’elle n’était apparue.
De l’autre côté : dessin griffonné par Oskar Serti sur une nappe du restaurant « Chez Victor », alors qu’il racontait à ses amis l’épisode rapporté ci-dessus.
Au terme d’une étude consacrée à la
Taille du Marbre en Île-de-France, Oskar Serti se rendit le 3 octobre
1921, dans l’atelier de sculpture de l’école des Beaux-Arts
de Paris. Pour ne pas déranger les élèves au travail,
il s’installa sur le petit balcon qui surplombait d’une dizaine
de mètres l’atelier principal et lui offrait ainsi une parfaite
vue d’ensemble.
Il découvrit alors, parmi les blocs que taillaient les étudiants,
un buste dont les lignes — pourtant à peine esquissées — réveillaient
en lui l’image vibrante de Catherine de Sélys.
Serti se sentit tellement bouleversé par cette ébauche qu’il
dut se cramponner à cette balustrade pour éviter la chute.
Depuis des mois, il rêvait d’écrire à Catherine
une lettre lui révélant la véritable nature de ses
sentiments, et voici qu’enfin — par la seule présence
de ce buste — lui venaient à l’esprit les mots
justes. Il s’empara
aussitôt de son carnet pour les y noter le plus rapidement possible.
La ressemblance avec Catherine était en effet purement fortuite,
et d’un instant à l’autre, elle disparaîtrait
sous les coups de burins chargés de rendre les traits potelés
du modèle installé au centre de l’atelier.
Malheureusement, Serti ouvrit son stylo si brusquement que toute l’encre
s’en échappa avant même que le moindre mot ne fût écrit.
La déception l’empêcha d’apercevoir, dix mètres
plus bas, l’état de grâce dans lequel se trouvait un
apprenti sculpteur : alors qu’il venait d’entailler le marbre à hauteur
d’une petite veine, celui-ci vit soudain couler de l’incision
une longue traînée bleue qui lui ôta toute envie de
donner d’autres coups dans la pierre.
De l’autre côté : dessin griffonné par Oskar Serti sur une nappe du restaurant « La Vieille Barrière », alors qu’il racontait à des journalistes l’épisode rapporté ci-dessus.
Le
5 mai 1921, Oskar Serti jeta une pièce
d’un franc dans le bassin de la fontaine du Luxembourg en faisant
le vœu qu’il puisse revoir un jour Catherine de Sélys.
Lorsqu’elle toucha le fond, sa pièce brilla d’un tel éclat
qu’il se mit à espérer l’impossible. Puis petit à petit,
l’eau se brouilla et fit disparaître la pièce dans
un nuage de vase. Oskar avait beau se plier en deux sur la balustrade,
il ne voyait plus que la surface de l’eau où — suivant
le mouvement des vaguelettes — le reflet de son corps se heurtait à celui
des rochers.
Soudain, il vit émerger du bassin la tête d’une tortue
qui semblait elle aussi être en recherche de la pièce. Oskar
comprit que la pauvre bête était attirée par tout ce
qui brillait. Dès que quelqu’un lançait une pièce
dans la fontaine, elle voulait s’en approcher, mais le mouvement
de ses pattes remuait le fond trouble de l’eau et l’empêchait
de retrouver son objectif.
Serti regarda intensément la tortue comme pour lui dire combien
il partageait son infortune ; mais elle replongea la tête sans même
le remarquer, et il prit alors conscience qu’avec le poids des désillusions,
son regard avait dû perdre tout son éclat.
Photo : dessin griffonné par Oskar Serti sur une nappe du restaurant « Chez Lucienne », alors qu’il racontait aux autres clients l’épisode rapporté ci-dessus.
Lorsqu’il apprit que Catherine de Sélys
allait donner un récital de piano à la salle Pleyel durant
tout le mois de juin 1921, Oskar Serti réserva immédiatement
un balcon pour chacune des soirées.
Le 29 juin, à quelques minutes du terme de l’avant-dernière
représentation, Oskar Serti sentit le jeu de Catherine atteindre
un tel niveau de sensibilité qu’il se mit presqu’en équilibre
sur le rebord de la balustrade pour être plus proche encore du clavier.
C’est alors qu’il vit tomber de la poche intérieure
de son veston, le billet prévu pour le concert du lendemain ; sa
dernière chance de revoir Catherine venait de s’envoler. Son
billet tomba d’abord en vrille, puis — sans doute porté par
la chaleur que dégageaient les projecteurs — s’éleva
dans les airs. Serti aurait voulu se concentrer sur les ultimes accords
de Catherine, mais il s’accrochait désespérément à la
vue de son billet comme si la clé de l’éternité musicale
de Catherine disparaissait devant lui. Un courant d’air — certainement
provoqué par une porte ouverte dans les coulisses — l’emporta
vers la scène. Il s’immobilisa au-dessus de la tête
de Catherine, puis retomba sur le clavier.
Catherine de Sélys fut tellement surprise de voir un petit papier
bleu apparaître sur ses touches, qu’une fraction de seconde,
elle manqua d’attention et commit la première fausse note
en public de sa jeune carrière. Même si les applaudissements
nourris qui clôturèrent sa prestation ne semblaient pas lui
tenir rigueur de ce faux pas, elle en fut si meurtrie qu’elle pensa
devoir annuler la représentation du lendemain.
Photo : dessin griffonné par Oskar Serti sur une nappe du restaurant « À la Poule d’Or », alors qu’il se racontait à lui-même l’épisode rapporté ci-dessus.