Les hauts-parleurs

 


Avant chacune de ses entrées en scène, pour souligner son exceptionnelle puissance vocale, le ténor Etienne D… avait pris l’habitude de faire allumer dans la salle une multitude de petites bougies qui, sous l’action d’employés habilement dissimulés, devaient s’éteindre dès qu’il ouvrait la bouche.
Le 7 juillet 1975, suite à une fausse manoeuvre, un incendie se déclara et gagna rapidement la salle tout entière. D… continua de chanter avec conviction ; il reconnut même, assis parmi les flammes, un carré d’inconditionnels.

 

Le matin du 5 juin 1956, lorsqu’il réalisa que le train de son secret amour allait prendre le départ, A… tenta de forcer le micro d’information générale pour proclamer publiquement ce qu’il n’avait jamais eu l’audace d’avouer en temps voulu.
Mais cette ultime tentative fut brisée par une panne de courant qui paralysa la gare toute entière, empêchant même le départ du train.

 

Le 6 avril 1956, le jeune père Fabrice R…, victime d’un rhume naissant, prononça son premier sermon presqu’aphone. Il reconnut si intimement dans le trouble physique de sa voix la présence miraculeuse de celle de Dieu, qu’il décida de supprimer le chauffage de l’église pour préserver son chant rauque de la vérité.
Le 11 février 1963, tandis que le bâtiment, déserté de ses fidèles, s’altérait dangereusement, le père R… découvrit enfin, dans une ultime quinte de toux, le souffle ardent du Seigneur.

 

Le 12 mars 1907, devant 50.000 spectateurs pétrifiés, J… ne peut éviter la corne droite du taureau. Il s’agrippe aussitôt au cou de l’animal qui le transperce, l’embrasse à pleines mains pour maintenir le plus longtemps possible la corne en lui. Tant qu’elle l’habitera, elle repoussera l’hémorragie. Le taureau ne bouge plus. Il attend la réaction de son couvre-chef au souffle court.
Greffé presqu’inconscient à cet immobile éperon noir, J… reconnait les pas des hommes armés du service de sécurité, il les implore d’épargner le taureau, de ne jamais le séparer de lui.

Le 3 mars 1907, suite à l’inévitable question du prêtre qui voulait la marier à un autre, C… dit non.
Mais sa voix, trop fluette, fut couverte par le crissement aigu de ses chaussures qu’elle agitait nerveusement sur le dallage. La cérémonie se déroula sans encombre et C… sut alors qu’elle pourrait choisir le père de ses enfants en toute liberté de conscience.